Lequel je choisis ? demande Mary Ann.
Ni l’un ni l’autre, répond Carla. Dirigez-vous vers le bâtiment J, au centre du site. C’est là que le système holo est le plus performant.
Vous n’allez pas nous imposer les sacrifices humains, les orgies rituelles et tout le tremblement ? demande Mary Ann, horrifiée. Vous savez sûrement que…
Nous avons seulement besoin des projecteurs, rassurez-vous, coupe Carla. Nous ne sommes plus humains, d’accord, mais nous ne sommes pas pour autant devenus inhumains !
Mary Ann éclate de rire, et quand Carla en fait autant, elle a l’impression d’entendre un milliard de personnes qui s’esclaffent, comme si elle percevait la rumeur d’une fête dans le lointain. De toute évidence, les branchés savent tout ce que sait Mary Ann et ils vont contempler le site avec ses yeux ; plus jamais Monte Albán ne sera exploité pour les besoins d’une romance à la sauce XV. C’est déjà ça…
— Nous ne savons toujours pas ce que nous devons faire rapport à cette foule, dit Jesse à ses côtés. Il doit y avoir cent mille personnes au bas mot, et même si on arrive à en faire entrer vingt mille dans la cité, plus dix mille répartis entre la pyramide sud et la plate-forme nord, l’immense majorité d’entre elles ne pourra rien voir ; le soleil se sera couché avant que nous ayons eu le temps de placer tout le monde.
Carla lui répond par la voix de Mary Ann :
— Ne vous inquiétez pas. J’ai mobilisé quelques centaines de policiers et un bataillon de l’armée mexicaine pour contrôler la foule – je suis en communication permanente avec eux. Ils auront vite fait de se mettre en place. Contentez-vous de monter là-haut, d’attendre et d’observer. Dès que nous serons prêts, Louie et moi, nous vous le ferons savoir.
Ils n’ont droit à aucune autre explication. Le bâtiment J ressemble à un empilement de rochers plutôt qu’à un édifice précolombien – de forme asymétrique, il est parcouru de tunnels comme un fort construit par des enfants. Le système holo qui y est installé est celui qui diffuse des images réservées aux adultes, fort appréciées des touristes japonais et européens : les fleurs qui ornent le décor servent d’écrin à des visions sadiques, où de jeunes filles grassouillettes, aux seins et aux fesses frémissants, montent un escalier en dansant, puis s’empalent sur des godemichés de pierre jusqu’à l’extase, pour être ensuite égorgées et jetées dans un puits avec leurs accessoires rituels. Ce petit numéro ne repose sur aucun fondement historique, mais c’est sans doute la plus populaire des attractions de Monte Albán, vivement recommandée par la plupart des guides touristiques.
Alors qu’elle monte les marches aux côtés de Jesse, Mary Ann imagine le rôle qu’on lui aurait fait jouer dans ce show – ses seins démesurés en train de tressauter, sa chatte à demi visible entre ses fesses trop petites et trop rebondies –, et elle est prise d’un léger malaise ; elle sait que le monde entier partage sa vision (naguère, les techniciens de Passionet auraient été enchantés) et que celle-ci excite bon nombre de branchés du sexe masculin.
Puisqu’elle a un public, autant en profiter. Elle le gratifie d’une solide dose de nausée ; à présent que la technologie nous permet de partager les sensations d’autrui, ne nous en privons pas.
Ils atteignent une terrasse intermédiaire ; pour aller plus haut, il serait nécessaire d’escalader la muraille qui se dresse au-dessus d’eux, et Carla leur dit de ne pas prendre cette peine.
En se retournant, Jesse et Mary Ann découvrent une véritable multitude.
— En connaissons-nous au moins quelques-uns par leur nom ? demande-t-elle. Ils étaient si nombreux les premiers jours, et j’avais l’impression… comment dire… de ne faire qu’une avec eux. Je sais que ce n’était qu’une illusion et que je ne les connaissais pas vraiment… mais je voyais quand même en eux des individus bien distincts, formant un groupe auquel je m’étais intégrée, et maintenant je ne les perçois plus que comme une foule sans visage.
Jesse lui jette un regard.
— J’aimerais bien retrouver Tomás. J’ai envie de voir ça à ses côtés et je ne te suis plus très utile désormais.
Mary Ann ouvre la bouche pour répondre, mais c’est la voix de Carla qui s’exprime par ses lèvres.
— Bien sûr, allez-y – on vous retrouvera après.
Jesse l’embrasse, vivement mais tendrement, et descend l’escalier pour se fondre dans une masse de vêtements blancs, que la pluie a parés d’une nuance de gris. Mary Ann se sent soudain bien seule, elle aimerait pouvoir le suivre au sein de la foule ; puis elle lève les yeux et aperçoit de longues files d’hommes et de femmes gravissant les flancs de la pyramide sud, substituant à l’ocre de la pierre la blancheur de leurs robes et de leurs chemises.
— La pyramide va être toute blanche, dit-elle.
Non, dit la voix de Carla dans sa tête. Chaque visage forme une tache noire, vous les voyez ? Et ces taches ne cessent pas de bouger, et chaque individu a une démarche différente. Pour ne voir en eux qu’une masse sans visage, il faut vraiment le vouloir.
Mary Ann pousse un soupir. Elle a la nette impression de n’être qu’un transmetteur radio bon marché ; pour une fois, c’est son crâne plutôt que ses seins qui ont de la valeur, mais cela revient au même.
Carla est si attristée par cette idée que sa réaction la surprend.
J’espère que ce n’est pas nous qui vous avons donné cette impression. Nous vous aimons beaucoup, Mary Ann, et nous savons beaucoup de choses sur vous – nous avons consulté toutes les archives relatives à votre personne, y compris celles conservées par Passionet. Personne ne vous connaît mieux que nous, et si nous vous avons choisie, c’est parce que vous étiez à nos yeux une partenaire idéale.
Mary Ann s’assied sur un bloc de pierre et se prend à bras-le-corps. La pierre est mouillée, et l’eau s’infiltre à travers la toile de son jean, mais elle est déjà si trempée qu’elle n’en a cure. Ce n’est pas qu’elle se sente exploitée, se dit-elle, mais elle a l’impression de s’évanouir au sein de quelque chose de bien plus vaste qu’une foule. Peu importe de savoir qui l’a choisie, mais elle est là et bien là, et tout le reste va en découler…
Elle sent Carla émettre un petit rire, bientôt suivie par Louie. Il y a de l’empathie dans ce rire, car ni l’un ni l’autre n’auraient choisi de devenir ce qu’ils sont devenus ; en outre, l’idée qu’elle puisse se croire responsable de ce qui va arriver leur semble du plus haut comique – si l’expérience ne marche pas, ils en ont d’autres en réserve, de sorte qu’ils ont beaucoup à gagner mais pas grand-chose à perdre, sauf que si tout se passe bien aujourd’hui, cela n’en sera que plus spectaculaire car…
Mon Dieu. L’œil de Clem va disparaître dans… dans quelques minutes à peine. Les frisbees de glace commencent à avoir raison des super-ouragans. C’est donc pour cela qu’ils sont réunis ici ? Pour célébrer l’événement ?
En partie, avoue Louie. Apparemment, cette annonce risque de faire plaisir à pas mal de gens. Mais ce lieu est splendide, nous vous aimons beaucoup, nous avons confiance en vous et les conditions sont idéales.
La progression de la foule a atteint un seuil critique : des embouteillages se forment aux diverses entrées de la cité, et les gens se massent un long moment sur la route avant de pouvoir pénétrer dans le site au compte-gouttes.