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Elle contemple son reflet dans le miroir et sent les larmes perler à ses paupières. Un des problèmes de la XV, c’est que les expériences qu’elle permet de vivre sont filtrées par une sorte de gaze émotionnelle ; c’est pour ça qu’un personnage mélodramatique comme Synthi fait partie des mieux définis, et cela explique le succès de l’infoporno, où la douleur et la terreur sont omniprésentes. La glace lui renvoie les traces de sa dernière « étreinte » avec Quaz. De gros hématomes sur ses seins parfaits et les sillons laissés par les ongles – ou plutôt les griffes – de son amant sur ses cuisses et son ventre. On l’a insensibilisée à la douleur, comme d’habitude, mais elle ne peut effacer le souvenir des morsures qu’il a infligées à sa langue pendant qu’il lui ouvrait les mâchoires de force.

Bien entendu, ces chers branchés ont eu droit à une expérience moins intense, et ils n’ont jamais su que… mais en est-elle sûre ? Elle s’examine plus attentivement, oubliant ses plaies et ses bosses, palpant sa chair là où la douleur a triomphé du blocage analgésique, et elle distingue les fines cicatrices laissées par le laser, découvre que là où une femme normale pourvue d’une belle poitrine aurait un bout de peau supplémentaire, ses aisselles ont été pourvues d’un truc ressemblant à un soufflet, que ses seins arborent des cals rosâtres là où on les opère deux fois par an pour éliminer les cicatrices résiduelles – elle ne sent rien quand elle y passe l’ongle du pouce, et ses grandes lèvres si proprettes portent aussi toutes sortes de cicatrices.

Comment peut-on être excité par une femme aussi raccommodée que le monstre de Frankenstein ?

Elle fouille son esprit et se rend compte que ses partenaires ne sont pas mieux lotis qu’elle. Le cou de Quaz présente quantité de suçons, et son dos, si souvent griffé par Synthi (sans oublier Flame, Tawnee et Giselle…) semble avoir été flagellé. Rock, Quaz et Stride sont pourvus d’un pénis aussi maltraité qu’une oreille de boxeur. Leurs bras, leur torse et leur abdomen sont marqués par les injections du stimulateur musculaire.

Elle voit en esprit la fiancée de Frankenstein, une orgie de corps composites qui se déchirent les uns les autres, se réduisant à des tas de fragments tumescents, et elle se croit sur le point de vomir son petit déjeuner, mais elle respire à fond et déclare :

— Je vais exiger des vacances, et s’ils décident de me virer, je me contenterai d’être plus riche que je ne l’ai jamais rêvé. Mais je vais cesser de faire ce qu’ils me demandent tant qu’ils ne m’auront pas dit quand j’aurai droit à un peu de repos, et ils ont intérêt à faire vite car je ne peux pas continuer comme ça. Pas tant que je ne serai pas remise, pas tant que je ne me sentirai pas mieux.

Et elle craque, elle est secouée de sanglots si déchirants qu’elle sent les muscles de Mary Ann Waterhouse se tordre sous la gaine sous-cutanée de Synthi Venture.

John Klieg s’est levé de bonne heure, comme d’habitude, et lorsque les premiers rayons de l’aube éclairent le vieux Centre spatial Kennedy qui s’étend sous sa tour de contrôle, il se frotte les mains en gloussant. Un observateur naïf pourrait croire qu’il retire une partie de son plaisir des écrans disposés tout autour de lui, grâce auxquels il peut embrasser d’un regard toutes les opérations de GateTech, mais leur fonction est purement décorative. Klieg ne les regarde jamais – il paie des gens pour analyser leurs images, et pour chacun de ces écrans (ainsi que pour plusieurs milliers d’autres, qui n’ont rien de décoratif), il y a au moins deux employés de Klieg infiniment mieux informés que lui sur leur contenu.

Plus une centaine d’employés mieux informés que lui sur la totalité de ces écrans. Si j’étais l’un de mes employés, j’aurais intérêt à me virer, se dit-il, et cette idée le fait sourire.

Si ces écrans sont si décoratifs, c’est parce que la plupart des visiteurs du Centre spatial souhaitent seulement voir la grande plaque recensant tous les cinglés qui ont accepté de se faire envoyer sur orbite à bord de bombes volantes. Les plus curieux des touristes vont jusqu’à examiner les petites plaques apposées sur les bâtiments en ruine et les rampes de lancement à moitié effondrées signalés par des panneaux DANGER STRUCTURE INSTABLE, ces petites plaques où figurent des noms et des dates.

Mais rares sont les touristes qui mettent les pieds ici. Si les gens veulent des informations, ils préfèrent visionner les vidéo-clips historiques, et ce qu’ils y voient, outre des fusées fonçant vers les cieux sur des pyramides de feu, ce sont des salles de contrôle emplies d’écrans qui, de par leur quantité, donnent l’impression que toutes les opérations étaient maîtrisées jusque dans leurs moindres détails. (Voilà un intéressant problème de relations publiques, se dit Klieg : comment persuader les gens que ces écrans ne déconnaient jamais et qu’on n’était pas obligé de les surveiller en permanence ?) Il est l’Homme qui a acheté Cap Canaveral, l’ensemble de ces écrans représente pour lui un trophée, et il y fait afficher ce qu’il lui plaît – en l’occurrence les données circulant dans son empire.

Le mot « empire » n’est pas si mal choisi, se dit-il… et pourquoi est-il si philosophe aujourd’hui ? Ce n’est pas qu’il méprise cette activité. Parmi les avantages qu’il a toujours eus sur ses concurrents, il y a une certaine rigueur de pensée qui l’aide à se concentrer sur ses actes et non pas sur l’image qu’il peut en avoir. Il sait qu’il n’est ni un capitaine d’industrie (aucune de ses décisions n’est comparable à celles d’un capitaine de vaisseau, d’infanterie ou de basket-ball), ni un partisan du travail (l’argent ne vient pas du travail mais du fait d’être payé), ni un visionnaire (on doit certes avoir une bonne vision de son but, mais si celui-ci vaut la peine d’être atteint, c’est au voyage qu’on doit consacrer son temps et ses efforts). Non, la clarté philosophique est la clé de sa vie d’homme d’affaires, et il n’a pas l’habitude de se décrire en termes flatteurs – ni celle de se croire immunisé contre ce travers.

Il s’adosse confortablement à son fauteuil – un siège qui lui donne l’allure d’un « commandant de mission », d’un homme qui a réussi, mais qui fait aussi des merveilles pour son dos – et s’autorise à continuer de philosopher. Peut-être qu’il va découvrir quelque chose.

Alexandre pleurait à l’idée qu’il n’avait plus de mondes à conquérir, et ses conquêtes étaient bien moins importantes qu’il ne le croyait.

Cette idée a débarqué sans prévenir. Klieg considère son corps élancé ; il commence à grisonner et refuse de l’admettre. Il laisse ses pensées dériver.

D’où me viennent ces idées d’empire et de conquête ? Une bien pauvre métaphore de sa réussite. GateTech n’a rien d’un empire. Son entreprise doit tout à son réalisme : il savait comment faire de l’argent d’une façon inédite et avait compris que la première grande société exploitant ce nouveau créneau serait en mesure d’y conserver une position dominante.

Okay, fais un bilan, Klieg, et commence par les fondations, se dit-il. Les activités de GateTech sont de quatre types. Premièrement, étudier les recherches effectuées par les autres entreprises. Deuxièmement, effectuer ses propres recherches dans les domaines les plus pointus et déposer des brevets le plus vite possible. Troisièmement, contraindre la concurrence à monnayer l’accès à la technologie qu’elle a elle-même développée.

Quatrièmement, entretenir des lobbies à Washington, à Tokyo, à Bruxelles, à Moscou et à l’ONU pour préserver les lois qui protègent les trois premières activités.