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Il a naguère expliqué sa tactique au fils d’un lointain cousin ; s’il avait vécu à l’époque de James Watt, il aurait déposé non pas le brevet de la machine à vapeur mais celui de la bouilloire et du piston ; s’il avait vécu au temps d’Edison, il aurait cherché à breveter les fils de tungstène et l’ampoule de verre ; s’il avait été dans les parages lors des débuts de l’informatique, il aurait tenté de déposer le brevet du clavier. Et le plus grand secret de tous…

Ah ah. C’est là qu’intervient le parallèle avec Alexandre, la notion d’empire et le reste. Je veux parler du fait que GateTech n’a jamais manufacturé un seul produit ni conçu un seul service, et tel est le secret de notre réussite. Nous nous mettons sur le chemin de nos concurrents et ils doivent nous payer pour se débarrasser de nous, voilà tout. Nous fonctionnons à la façon des anciens empires qui se foutaient bien des coutumes locales tant qu’ils encaissaient leurs taxes. À l’instar d’Alexandre et de César, nous laissons nos provinces vivre comme elles l’entendent, comme elles le faisaient avant leur conquête, et nous prélevons notre pourcentage.

Mais ces temps-ci, elles commencent à se défendre bien mieux qu’avant. Rien que la semaine dernière, MitsDoug a déposé avant nous le brevet du plastique déformable, et ces salauds peuvent fabriquer des avions à forme variable sans me verser un seul cent. Combien de milliards m’ont-ils fait perdre ?

Ne t’énerve pas, ne perds pas de temps à te venger.

Anticipe.

Tel est son credo. Le Flash lui a beaucoup coûté, mais pendant que ses concurrents dépensaient des fortunes à traîner les banques devant les tribunaux, cherchant à recréer leurs comptes perdus, GateTech s’est précipitée sur les outils technologiques nécessaires à la récupération des données. Il a gagné plus de fric qu’il n’en avait perdu.

Ses pertes ont été importantes quand le parti Euro Uno a pris le pouvoir et « européanisé » tous les avoirs étrangers, mais ses gains ont été fabuleux grâce à tous les scientifiques afropéens qu’il a recrutés après l’Expulsion.

Ces vingt dernières années, grâce à son intuition et à son service d’espionnage industriel, il a pu déposer quantité de brevets six ou douze mois avant ses concurrents, les obligeant à payer GateTech pour avoir le droit d’exploiter leur propre technologie.

Il étouffe un rire à l’issue de cette séance de réflexion. Pourquoi ne s’est-il pas contenté de jeter un coup d’œil aux projets en cours et de décréter qu’il fallait revoir les échéances ?

Non. C’est pour ça qu’il paie ses subordonnés.

— Glinda, dit-il à haute voix.

Il inspire à fond, expire lentement… attention… la voilà.

Une porte s’ouvre et Glinda Gray entre dans son bureau. N’allez pas croire qu’elle guettait le son de sa voix – jamais il ne paierait quelqu’un pour faire ça – ni qu’elle a renoncé à une tâche vitale pour répondre à son appel. Elle fait partie de ses dix-sept vice-présidents en charge des Opérations spéciales, et elle était en tête de la liste de ceux auxquels il n’avait encore confié aucun projet précis. Mais s’il avait dû sélectionner l’employé idéal pour ce boulot, c’est elle qu’il aurait choisie. Cela pour deux raisons. Premièrement, c’est une pessimiste perfectionniste. Ses rapports font toujours état de tout ce qui peut aller de travers.

Deuxièmement, elle ne lui pose que peu de questions quand il lui assigne une nouvelle tâche.

Elle se plante devant lui et il ébauche mentalement la description que ferait d’elle un reporter TV si elle perdait sa maison suite à un ouragan, si elle se faisait assassiner ou si elle pondait un best-seller : « Une mère divorcée, blonde et plutôt séduisante. » Sa peau présente quelques taches et il la soupçonne de teindre ses premiers cheveux blancs. Elle a les yeux un peu fatigués et, vu la façon dont elle se tient, ses souliers roses doivent commencer à la faire souffrir.

Cela fait trois semaines qu’elle a bouclé son dernier projet en date, et elle a toujours l’air tendue lorsqu’elle attend le suivant car, même si John Klieg ne se séparerait pas d’elle pour tout l’or du monde, il n’arrive jamais à l’en convaincre.

— Asseyez-vous, dit-il, nous en avons pour un moment. J’ai un nouveau projet prioritaire pour vous, et je veux que vous sachiez que, même si vous n’aviez pas été en tête de liste, c’est néanmoins à vous que je l’aurais confié.

Elle acquiesce un peu sèchement et s’assied.

— Le magnéto est branché ? demande-t-elle.

— Oui.

— Enregistrement, accès confidentiel, dit-elle d’un ton ferme.

— Enregistrement en cours, répond une voix mécanique.

Klieg lui sourit avec toute la chaleur dont il est capable.

— J’ai la nette impression que nous négligeons le travail à long terme et, plus précisément, que nous nous intéressons davantage à des brevets mineurs susceptibles de bloquer un seul projet au détriment de brevets plus importants qui s’avéreront nécessaires à des pans entiers des nouvelles technologies.

— Il y a quatorze ans, lui rappelle-t-elle, vous avez vous-même défini notre politique, qui est de bloquer en priorité les brevets d’importance ponctuelle ; selon vous, il est trop facile de contourner un brevet d’importance générale, qui risque d’être dépassé dans les phases ultérieures du développement.

Il hoche la tête ; il est prêt à parier qu’elle n’a jamais réfléchi à cette politique mais qu’elle serait capable de lui exposer en détail toute la réflexion qui y a abouti, même si les débats qu’elle a occasionnés se sont déroulés il y a quatorze ans.

— Appelons ça un changement de politique, dit-il. Nous avons pris de l’importance, ce qui nous permet d’affiner nos recherches et de supporter des actions judiciaires plus onéreuses, et la jurisprudence en notre faveur s’est étoffée. La question est la suivante : sommes-nous capables d’effectuer ce changement ? J’ai l’impression que oui, mais je veux que vous me le confirmiez.

Il se carre sur son siège et parcourt les écrans du regard ; ils ont au moins une utilité, celle de lui rafraîchir la mémoire.

— Je vois trois applications possibles. Premièrement, l’optimisation continue du produit – voyez si nous ne pouvons pas gagner la maîtrise de cette industrie naissante. Deuxièmement, l’abaissement du coût des moteurs à antimatière dans le but de conquérir les marchés du tiers-monde. Et troisièmement… euh… Vous avez une idée ?

Comme à son habitude, Glinda ne le déçoit pas.

— Vous avez capté les infos ce matin ? demande-t-elle. Je crois que j’ai trouvé une troisième application, un besoin qui n’est pas encore précisément défini mais qui risque de l’être très bientôt.

Il se redresse.

— Je vous écoute.

— Avez-vous entendu parler du dégagement de méthane au nord de l’Alaska ?

Il secoue la tête et remarque que les joues de Glinda se sont colorées, qu’elle a l’air bien moins fatiguée. Elle va être en pleine forme pendant les mois à venir. L’espace d’un instant, il se demande pourquoi ce détail est si important, décide une nouvelle fois qu’elle est irremplaçable et l’écoute exposer ses idées.

Quand l’espace a-t-il fini par devenir barbant ? se demande Louie Tynan. Il est assis dans la bulle d’observation – une notice de l’OSHA l’avertit qu’il risque de recevoir une dose de radiations supérieure à la normale, ce qui pimente son plaisir –, déguste une tarte au foie et à l’oignon et contemple la Terre qui tourne au-dessous de lui. Hier, la vue était splendide : les vaisseaux de l’UNSOO qui plongeaient dans l’atmosphère en rougeoyant, les explosions qui faisaient frémir et chatoyer la banquise, et plus tard les flammes de méthane se reflétant sur la glace. Quelques-unes brûlent encore, mais le jour s’est levé dans cette zone et le spectacle a perdu de sa grandeur.