Si Louie a pu conserver ce boulot, se dit-il, c’est en grande partie – et peut-être uniquement – grâce à son sens de l’humour. En 2009, quand il s’est engagé dans le Corps des astronautes, ils étaient plus de deux mille ; trois ans plus tard, lorsque ce corps est officiellement devenu la Force spatiale des États-Unis, intégrant au passage des éléments de la Navy et de l’Air Force, quatre mille cinq cents hommes et femmes étaient qualifiés pour accomplir des missions spatiales et environ six mille Américains avaient voyagé dans l’espace. La première Expédition martienne de l’ONU avait à son bord deux officiers de l’USSF, et si les huit suivantes avaient eu lieu, on compterait une douzaine d’Américains ayant posé le pied sur Mars.
Mais après le premier atterrissage sur Mars, l’histoire des missions lunaires s’est répétée et la plupart des nations terriennes, en particulier les USA, ont peu à peu renoncé à l’espace. Il y a aujourd’hui quarante-quatre astronautes en activité et, alors que quinze ans plus tôt on trouvait toujours une cinquantaine de personnes dans l’espace, aujourd’hui il n’y a plus que Louie. Si sa participation à l’Expédition martienne ne lui avait pas permis de faire jouer le piston, jamais on ne l’aurait envoyé dans la station spatiale Constitution, la dernière des cinq stations américaines encore active.
Il se redresse et examine la Terre. Si l’on compte la Lune, il a vu trois mondes en orbite rapprochée, et seules quatorze autres personnes vivantes peuvent en dire autant.
Si on n’a pas vu ça de ses yeux, si on n’a vu que des photos et si on n’y regarde pas de trop près, je suppose que ça finit tôt ou tard par devenir barbant. L’exploration se poursuit, bien sûr… des stations robots tournent en permanence autour de la plupart des planètes, de Mercure à Saturne, une autre est en route pour Uranus, on a installé des bases robotisées sur toutes les lunes de Jupiter et un dirigeable robot parcourt les cieux de Titan. Il est même possible de se procurer les images filmées par leurs caméras, si bien qu’on peut escalader le mont Olympus ou plonger dans l’atmosphère de Jupiter sans même quitter son salon.
Ce n’est pas la même chose, mais il ne reste plus assez de gens pour expliquer pourquoi.
Le soleil se lève au-dessus du Pacifique ouest, ce qui signifie qu’il éclaire l’océan au-dessus de Carla ; en général, elle préfère faire plonger Mon Bateau quand elle dort ou qu’elle se concentre sur un projet scientifique, se fiant à son pilote automatique.
Et s’il l’appelait ?… non, ce n’est pas une bonne idée : c’est au tour de Carla de le faire, et elle le fera sans doute dans quelques jours.
Il sourit et avale un morceau. Sa relation avec Carla pourrait être comparée à une danse complexe dont le but est de les empêcher de se remettre en ménage. Regardez-les tous les deux, chacun dans son cocon d’acier, isolé du reste de l’humanité… il serait plus facile d’accoupler deux aigles.
Résumons-nous : le programme spatial est de plus en plus du ressort des robots, le seul être au monde qu’il apprécie est un ermite comme lui, et il absorbe tellement de radiations en venant croûter ici qu’on lui interdira probablement de rembarquer à son retour, sans parler du traitement préventif anticancéreux qu’on lui infligera. Il est bel et bien le dernier de son espèce, et la planète qui tourne en dessous de lui abrite sept milliards de personnes incapables de le comprendre. La semaine dernière, il a été interviewé sur la chaîne Dance – il a conservé la fiche XV qu’on lui avait implantée pour l’Expédition martienne – et quand il a capté le programme, il lui a été impossible de reconnaître sa propre expérience tant il avait été remonté.
Ce qu’il a fait de plus passionnant ce mois-ci, c’est de mettre le feu à une fuite de méthane à la demande de l’UNSOO.
D’un autre côté, il bouffe plutôt bien – nettement mieux que lors de son voyage vers Mars – et jouit d’une vue incomparable. Ça vaut sans doute la peine de vivre et de bosser, décide-t-il. Il colle sa bouche à un moniteur, lâche un superbe rot embaumant le foie et l’oignon et redescend au télescope pour travailler.
Dans quoi t’es-tu encore fourrée, Brittany Lynn ?
Brittany Lynn Hardshaw, président des États-Unis, se rappelle que son père lui posait cette question au moins une fois par jour quand elle était petite et qu’elle lui répondait en général « dans le vieux bidon d’huile de la grange » ou « dans un pot de peinture mal fermé ». Il est huit heures et demie du matin, elle contemple le rapport confidentiel de la NOAA que Harris Diem lui a transmis la veille et se demande si elle peut s’y fier.
Elle a consacré tellement d’énergie à prendre le contrôle du gouvernement, aidée dans cette tâche par Harris Diem, qu’elle ne pense pas qu’il s’y trouve encore un élément susceptible de lui dire la vérité. Et cette fois-ci, c’est la vérité qu’il lui faut.
Elle se lève et va jusqu’à la fenêtre donnant sur Pennsylvania Avenue. Quand on a reconstruit les lieux après le Flash, on a interdit le quartier à tous les véhicules, officiellement pour des raisons tenant au respect de l’environnement mais en fait pour éviter qu’on introduise une bombe atomique à proximité de la Nouvelle Maison-Blanche et du Nouveau Capitole.
La seconde bombe responsable du Flash, qui a explosé cent kilomètres au-dessus de Kansas City, serait inefficace en cas de récidive ; toutes les données sont désormais protégées par des cages de Faraday et tous les signaux sont transmis par fibrop.
Mais le cœur du gouvernement est toujours vulnérable, se dit Hardshaw. Nous sommes composés de viande. Nous sommes obligés de nous frotter à des milliers de personnes.
La rue est noire de monde, une fourmilière dont les ouvrières portent toutes un attaché-case. Si trois de ces passants transportaient les éléments d’une bombe CRAM, ils seraient en mesure d’annihiler le gouvernement fédéral – et peut-être que, cette fois-ci, ils diraient qui ils sont et ce qu’ils veulent.
Hardshaw voit en esprit Washington émergeant des marécages, incendiée par les troupes anglaises quelques années plus tard, devenant une cité affairée lors de l’administration Lincoln, sombrant dans l’obscurité avant d’accéder au statut de métropole durant la dépression, la guerre et la guerre froide, se réduisant à l’état de taudis avant le Flash, renaissant de ses cendres nucléaires…
Pour se retrouver capitale provinciale de l’ONU, conclut-elle. Mais elle n’en veut pas à ses prédécesseurs, et elle espère que les deux qui sont encore de ce monde ne lui en veulent pas.
Vivement la retraite, se dit-elle. Bien des années se sont écoulées depuis qu’elle était une fillette crasseuse vivant dans un mobile home perdu dans les montagnes de l’Idaho, près de la cabane en rondins que son père a mis six ans à achever – ce qui n’avait rien d’étonnant pour un homme travaillant à temps partiel et buvant à temps plein. Bien des années se sont écoulées depuis qu’elle était étudiante dans une université de troisième ordre, depuis qu’elle a été élue Attorney General de l’Idaho…
Ressaisis-toi, Mamie le Président : l’heure n’est pas encore venue d’écrire tes Mémoires. Et elle n’est qu’à dix mois de la retraite, après tout. Je me demande si la XV daignera couvrir l’élection ? Le poste de président des USA n’excite plus guère les ambitions. Les Républicains vont présenter un inconnu hawaiien, le ministre du Commerce choisi par Hardshaw ; les Démocrates ont désigné comme candidate la première femme noire à être élue gouverneur de New York ; et la Gauche unie présente un candidat flottant : si elle obtient un nombre suffisant de grands électeurs, ceux-ci choisiront le président parmi eux.