Maintenant, au boulot, Brittany Lynn. Elle se rappelle la façon dont son père prononçait le mot « maintenant », d’une voix annonçant une fessée imminente.
Cela suffit à lui remettre les idées en place. Liu, l’ambassadeur de l’ONU auprès des USA, pratique lui aussi ce genre de menace voilée. Il lui a fait comprendre que l’Assemblée générale envisageait de poursuivre le désarmement des forces nationales, de façon que leur puissance ne dépasse pas dix pour cent de celle de l’ONU. Elle savait que tel n’était pas leur but réel, mais la surprise a quand même été désagréable.
Ce qu’ils veulent, c’est la NASA, la NOAA, le ministère de l’Énergie, les branches scientifiques de l’EPA… la liste n’est pas limitative. Et ce pour les raisons habituelles – une meilleure coordination, une meilleure répartition des ressources globales – et avec les promesses habituelles : l’information restera accessible, les employés ne subiront aucune perte de salaire ou d’indemnités. Aucune raison de se plaindre…
Sauf que si Hardshaw accepte de s’incliner, la prochaine fois que le SG affirmera que l’environnement global doit affronter une nouvelle crise, elle n’aura aucun moyen de savoir s’il dit vrai. Et c’est dans le domaine de l’environnement global que l’ONU n’a cessé de grignoter sur la souveraineté nationale durant ces vingt dernières années.
Avec un peu d’effort, elle arrive à comprendre le point de vue de Rivera ; l’UNESCO et ses services subalternes sont incapables de lui fournir des informations de qualité, et il est obligé de se les procurer auprès des agences scientifiques des Cinq Grands. Et si tu étais Secrétaire général, Brittany Lynn, tu te demanderais constamment si on te raconte des mensonges ou si on te cache la vérité.
Mais elle n’est pas SG et ce n’est pas son problème. Elle s’étire, lisse sa jupe, décroche son téléphone et demande à ce qu’on lui envoie Harris Diem séance tenante – elle sait que ça fait au moins une heure qu’il est à son bureau.
Le plus ironique dans l’histoire, c’est que pour tenir tête à l’ONU durant ces sept dernières années, elle a été obligée de mater le gouvernement fédéral, afin qu’il parle d’une seule voix et devienne l’instrument de pouvoir le plus efficace que la nation ait jamais connu… alors qu’elle a encore moins d’autorité que les présidents qui ont suivi Jackson et précédé Lincoln.
Et par-dessus le marché, à mesure qu’elle accroissait cette autorité toute relative, elle se mettait dans une position où ses subordonnés lui dissimulaient la vérité pour lui dire ce qu’elle souhaitait entendre. Le document qui se trouve sur son bureau est la parfaite illustration de ce paradoxe, et elle est trop futée pour ne pas s’en rendre compte.
La NOAA a dû se faire une opinion raisonnée sur les conséquences de l’apparition de méthane en grande quantité dans l’atmosphère, mais l’auteur de ce rapport a préféré protéger ses arrières plutôt que de l’informer des conclusions de l’agence.
Et pour une fois, elle veut la vérité.
Si tu continues à pinailler sur le vrai et le faux, Brittany Lynn, tu ne deviendras jamais président des États-Unis, lui disait son père lorsqu’elle était en âge de ne plus croire à ses mensonges : l’antique cité espagnole perdue dans les gorges de la Hoodoo River, les extraterrestres qu’il avait rencontrés sur la route de Sand Point, Bigfoot, la cabane qui serait superbe une fois achevée, ses vœux d’abstinence sans cesse renouvelés.
Ce boulot est moins marrant qu’elle ne l’avait jadis espéré, mais il est plus intéressant que celui de caissière au McDonald’s de Boise, Idaho. L’espace d’un instant, elle a failli en douter.
Un carillon ténu lui apprend que Harris va la rejoindre. Elle se ressaisit, se rassied à son bureau, ouvre le rapport au hasard. Dès qu’il franchit le seuil, elle lui lance sans même le saluer :
— Harris, espèce de vieux magouilleur, pourquoi m’as-tu refilé un rapport qui ne m’apprend rien ?
Il s’approche du bureau, pose son attaché-case et se penche vers elle.
— Parce que, en fait, on ne sait strictement rien, patron.
S’ils éclatent de rire, c’est parce qu’ils sont amis depuis vingt ans. Il n’y a rien de drôle, mais chacun d’eux est rassuré par la présence de l’autre.
Yeats craignait que le monde ne tombe en pièces et que le centre ne résiste pas. Ce qui s’est passé en fait, c’est que le centre a cessé d’exister.
Cette disparition a été lente et progressive, une suite de retraites et de compromis similaire à celle qui a marqué les deux derniers siècles de l’Empire romain.
Eisenstein a découvert qu’il suffisait de faire suivre l’image d’une chose par celle du visage de celui qui la voyait, de prendre les fragments de l’histoire et de les assembler avec des ciseaux et de la colle, et elle tiendrait la route aussi sûrement que si un narrateur dickensien avait dit : « Et ensuite, cher lecteur…» ; le narrateur n’était plus au centre de l’histoire.
Einstein a découvert qu’on pouvait choisir n’importe quel lieu pour être le centre.
Gertrude Stein a découvert que plus une rose était une rose, moins elle avait de rapport avec une fleur odorante, et plus elle était libre de devenir l’amour de Robert Burns, ou une autre rose.
La RAND Corporation a démontré qu’en cas de guerre nucléaire, un État sans tête ne peut pas être décapité, et les gnomes gris de la finance sont devenus les lutins facétieux du net.
Hitler, Staline, Roosevelt et Churchill ont bien tenté de rebâtir le centre, mais pour ce faire ils ont dû autoriser une radio dans chaque foyer, et il ne sert à rien d’être pape si on est personnellement obligé de toucher les mendiants ; plus le centre était en contact avec la périphérie, plus sa dissolution s’accélérait.
Le vieux Parti communiste centralisé protesta de façon si inefficace contre la guerre de Corée que nombre d’Américains ne furent même pas informés de ce conflit, mais au moment de la guerre du Viêt-nam, il suffit de trois cents ronéos et de deux mille radios universitaires pour répandre la contestation dans tout le pays, et tandis que les reporters des chaînes centralisées interviewaient les supposés chefs des supposées organisations supposées nationales, le sol se dérobait sous leurs pieds. En 1980, le slogan du moment était « Pensez global, agissez local », et rares étaient ceux qui se souciaient de la partie globale. Le ministère de la Défense lui-même imagina le concept de bataille aéroterrestre, que l’on pourrait qualifier de violence coopérative à l’échelon local.
En 2028, les choses ont encore progressé. Le centre est là où vous vous trouvez.
Harris Diem est épuisé après sa conversation avec le Président, et midi n’a pas encore sonné. Il a suffi de dix minutes pour faire l’Histoire, se dit-il. Quand il rédigera ses Mémoires, le plus dur sera de convaincre les lecteurs que ça se passait vraiment comme ça : on entre dans le bureau de Brittany Lynn Hardshaw, elle pose six questions, et on reçoit l’ordre de transformer l’histoire de l’Amérique.
À condition que ça marche.
Il réfléchit à la question une fois dans son bureau, se masse les tempes, s’assouplit la nuque. Il aura besoin d’un bon bouc émissaire, et Henry Pauliss est le candidat idéal. Il aura besoin de mettre sur écoute une quarantaine d’employés loyaux de la NOAA. Pas de problème de ce côté.