Il a besoin de passer quelque temps dans sa cave. Ça fait plusieurs semaines…
Ce soir s’il le veut. « S’il le veut » : voilà une expression intéressante. Si jamais sa maison était incendiée et tout son contenu détruit, sans doute pleurerait-il des larmes de soulagement… jusqu’à ce que revienne ce bourdonnement dans son crâne, pour lequel il n’y aurait plus de soulagement.
Il l’entend en ce moment même, telle une sonnette dans un rêve : aucun couloir ne conduit à la porte où l’on sonne, et vous savez que dès que vous l’ouvrirez, quelqu’un vous tuera… mais vous êtes obligé d’errer dans ces couloirs en quête de cette porte, cette porte que vous devez ouvrir.
Harris Diem soupire. Chaque fois que la situation s’aggrave, il entend le bourdonnement, comme si la cave l’appelait, le suppliait de descendre. Au moment de l’Expulsion afropéenne, quand la Navy était en position au large du Jutland et que l’amiral Tranh l’appelait toutes les trois heures pour lui demander davantage de marines, ainsi qu’une couverture aérienne et spatiale plus importante, car si quelqu’un se mettait à tirer, jamais il ne pourrait arrêter les commandants locaux et ce serait la guerre… durant toute cette semaine, le bourdonnement était pareil à une scie lui déchirant la cervelle. Et quand il en avait enfin été soulagé, cela l’avait tellement écœuré qu’il avait failli mettre le feu à sa maison. Il aurait pu déclarer qu’il avait souhaité toucher l’assurance, puis démissionner de son poste. Il aurait dû le faire. Un jour, il le fera.
Pour l’instant, le patron a besoin de lui. Dès que cette crise sera passée… il descendra dans la cave. Puis il cherchera un moyen d’en finir une fois pour toutes.
C’est une promesse qu’il s’est déjà faite à maintes reprises.
L’embêtant avec la zipline, c’est qu’on a l’impression de prendre un ascenseur pour aller partout ; la cabine est pourvue d’une fenêtre, mais comme la rame se déplace à six cents kilomètres à l’heure, on a coincé la voie entre deux immenses talus qui bouchent la vue, et quand la zipline doit franchir une gorge ou parcourir un tronçon particulièrement élevé, sa vitesse est telle que la plupart des passagers en ont des haut-le-cœur. Les enfants ont vite fait d’apprendre que la fenêtre doit rester fermée.
Comme pratiquement tout le monde peut se payer une cabine privée, la zipline est devenue un des refuges les plus populaires du moment. Quand il était adolescent, Jesse emmenait ses copines de Tucson à LA, à Albuquerque et même à Dallas, rien que pour se retrouver seul avec elles dans la cabine, et un XV-film sur cinq a pour sujet l’histoire d’un couple illégitime se retrouvant dans de telles circonstances.
Un autre cliché veut que les couples choisissent la zipline pour se quereller, et c’est ce cliché que Naomi et Jesse sont en train de vivre.
Jesse ignore la raison de cette dispute. Huit jours plus tôt, après qu’ils ont regardé la frappe de l’ONU à la TV, ils sont allés dans le désert et ils ont fait l’amour sur la banquette arrière de sa Lectrajeep, éclairés par les étoiles dans le ciel. Ensuite, ils sont restés étendus l’un contre l’autre, échangeant caresses et murmures, et elle lui a posé plein de questions sur son enfance dans le désert.
Pour la première fois, il avait l’impression qu’elle souhaitait savoir sur lui des choses qu’elle ne comptait pas nécessairement corriger.
Mais ils ont commencé à se quereller dès ce matin. Jesse se sent d’autant plus frustré que Naomi refuse d’admettre qu’elle lui cherche querelle ; elle appelle ça une « clarification ». Pour autant qu’il puisse en juger, les sentiments qu’elle cherche à clarifier se résument à ceci : si elle a l’intention de le quitter, c’est parce qu’elle l’aime. Il lui fait part de cette interprétation.
— Je savais que tu le prendrais comme ça !
Voilà qui n’est guère rassurant. La cabine, conçue pour abriter deux personnes, est à peine plus grande qu’un placard à balais : leurs genoux s’effleurent, la distance qui les sépare ne peut dépasser un mètre, et les épaules de Jesse touchent à la fois la porte et la cloison opposée. C’est ce qu’on appelle un combat dans l’intimité.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Je te l’ai déjà dit, tu n’arriveras jamais à saisir ce que je veux te dire si tu cherches à le comprendre. Essaie donc de le ressentir, Jesse, tu veux bien ?
Elle écarte ses cheveux de son front et, à sa grande surprise, il découvre qu’elle a les larmes aux yeux – il n’aurait pas cru que cette situation puisse lui être pénible, et comme cela le trouble, il cesse d’argumenter et se contente de l’écouter.
Libérée de la prison de ses cheveux, la peau de Naomi apparaît dans toute sa pâleur. Ses yeux sont des puits de larmes et sa voix un murmure plaintif.
— Tu pensais sans doute qu’on s’entendait à merveille, pas vrai ? Je veux dire, après notre virée dans le désert ?
Il ne voit pas où elle veut en venir.
— Sans doute que j’aurais dû t’expliquer, Jesse, mais je me doutais que ça ne servirait à rien. Je… eh bien, pendant la réunion, quand tout le monde regardait les missiles sibériens se faire réduire en pièces, j’étais fatiguée à un point que tu ne peux deviner. Je ne voulais plus jamais revoir ce genre de truc. Et… enfin, tu sais, si je me suis attachée à toi, c’était parce qu’il me semblait que c’était… eh bien… mon devoir. Je veux dire, tu étais intelligent, tu m’aimais bien, et je pensais que je pourrais t’aider à clarifier tes valeurs.
Jesse n’aurait jamais cru qu’il puisse être un devoir pour quiconque.
— Mais à mesure que j’ai appris à te connaître… eh bien, tu sais, j’ai eu de la chance, parce que mes parents ont toujours eu des valeurs anticentriques, pro-vie et pro-Terre, et ils m’ont élevée de façon que je ne devienne jamais ni linéaire ni centrique. Je veux dire, dans la plupart des groupes auxquels j’ai appartenu, c’était ma grande force ; si j’ai aidé ces groupes à progresser, c’est parce que je n’avais pas besoin de lutter contre les antiques valeurs humanistes. Si bien que j’ai toujours partagé mes valeurs avec les autres plutôt que le contraire, parce que mes valeurs étaient celles qu’ils cherchaient à acquérir et parce que j’étais ravie de les partager.
Elle pousse un soupir et considère ses mains, qui s’agitent sur ses cuisses comme des araignées en train de s’accoupler.
— Mais tu vois, Jesse, ce que je n’ai pas saisi, c’est que non seulement tu ne comprenais pas les vraies valeurs écologiques, mais qu’en plus tu ne savais même pas que tu devais les acquérir. Alors, sans le vouloir – je suis sûre que tu ne l’aurais jamais fait intentionnellement, Jesse, tu es quelqu’un de bon… mon Dieu, voilà que je me mets à porter des jugements…
Et elle éclate en sanglots.
Jesse est déchiré entre plusieurs envies contradictoires. Il voudrait serrer Naomi dans ses bras et la consoler comme si elle était une petite fille, mais il ne peut s’empêcher de remarquer que ses yeux sont rouges et bouffis, que de la morve coule de son nez – en particulier après qu’elle lui a expliqué qu’elle s’est attachée à lui par devoir, à seule fin de le sauver de ses valeurs négatives, qu’il n’a d’ailleurs jamais considérées comme telles –, et qu’elle lui semble désormais beaucoup moins séduisante. Mais il remarque aussi que quand elle pleure cela fait tressauter ses nichons, et il se demande quel effet ça ferait de les pétrir une fois qu’il l’aurait maîtrisée – et le fait que cette idée puisse lui venir à l’esprit (et le faire bander) le rend malade. En fait, il se demande surtout quand et comment elle va lui dire qu’elle le largue.