Elle s’essuie le nez avec sa manche, consulte sa montre et reprend :
— Le problème, Jesse, c’est que je me suis rendu compte que tes valeurs devenaient de plus en plus séduisantes à mes yeux. Je veux dire, par exemple, je me suis mise à penser que… eh bien, tu m’as toujours dit que j’étais mignonne, et je me suis demandé quel effet ça ferait si je jouais de ça. Et quand on était dans le désert… je veux dire, ça n’avait aucun sens, aucun, je me contentais de profiter de la beauté de la nature, sans vraiment la comprendre, mais quand même… oh, Jesse, c’était si beau. Et il y a aussi la question de l’orgasme.
— L’orgasme ?
Nouveaux sanglots.
— Tu sais de quoi je parle, n’est-ce pas ? Je te l’ai expliqué.
Il devine vaguement.
— Tu veux dire le fait que l’orgasme féminin est une voie d’accès au monde, ou quelque chose comme ça ?
— Tu vois ce que je veux dire : tu n’as même pas compris à quel point c’était important, tu n’as fait aucun effort pour le retenir. (Elle renifle.) L’orgasme féminin est non centrique, ton énergie spirituelle se déploie et te met en contact avec l’univers tout entier, te fait ressentir les liens qui existent entre toi et toutes choses – alors qu’à l’opposé l’orgasme masculin est centrique, technologique, agressif et tout ça. Donc… enfin, disons que j’ai toujours eu des problèmes à atteindre l’orgasme – le groupe de dialogue de ma mère a organisé plusieurs séances pour déterminer la façon dont elle pourrait m’aider –, mais quand j’en ai eu, ils étaient totalement non centriques, je sentais l’univers dans sa totalité et j’étais tellement emplie d’amour que je n’avais même plus conscience d’être en train de copuler. Mais avec toi… dans le désert… j’en ai eu une bonne dizaine, et tous de façon égoïste. C’étaient quasiment des orgasmes masculins ! Il me suffisait de regarder les étoiles pour jouir ; je ne pensais à rien excepté au plaisir qui me baignait l’entrejambe.
» Et durant la semaine écoulée… j’ai été complètement accaparée par des sensations amoureuses. C’était bien et ça m’a fait plaisir, mais… tu ne vois donc pas où ça me mène ? J’ai toujours cru que j’étais forte mais je ne le suis pas. Je suis en train de me laisser embobiner par des trucs comme… comme… je ne sais pas, mais je suis prise au piège. Si je reste avec toi, je risque de perdre toutes mes valeurs, tu comprends ? Je ne peux pas… même si j’en ai vraiment envie.
Elle consulte à nouveau sa montre, et Jesse fait de même et se rend compte qu’ils arriveront à Hermosillo dans une minute. C’est à ce moment-là qu’elle déclare :
— Alors, tu vois, je dois arrêter tout ça et retravailler mes valeurs. De bien des façons, tu représenteras pour moi le genre de personne que j’aurais été si j’étais née comme ça ou si j’avais choisi de devenir comme ça – je ne veux pas dire par là que j’aurais pu être toi, mais je vois comment j’aurais pu être la compagne idéale pour toi, être parfaitement heureuse et même y trouver du plaisir, mais le bonheur et le plaisir n’ont aucune importance à mes yeux ; la Terre a besoin d’hommes et de femmes pour prendre soin d’elle, et je finirai par l’oublier si je reste avec toi. L’autre jour, je me suis surprise à me déclarer unitariste en public… comme si nous étions encore au XXe siècle, comme s’il y avait encore deux parties en présence, comme si nous ne savions pas que le monde est un et que nous devons agir en accord avec son unité. Gwendy a dû me corriger sur ce point. Ça ne m’était jamais arrivé depuis mon enfance. En temps ordinaire, je n’ai pas besoin que l’on clarifie mes valeurs et je n’aime pas ça.
» Je viens donc d’adhérer au Projet de réhabilitation des valeurs naturelles et je vais passer les six prochains mois à Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca, pour travailler à diffuser les valeurs correctes et à les apprendre auprès de ceux qui n’ont pas été pollués par la pensée centrique et linéaire. J’ai eu plaisir à te connaître, et sans doute devrais-je te remercier, mais ce plaisir aurait pu me conduire à agir à l’encontre de mes valeurs, si bien que je me contenterai de te dire que tu vas me manquer, car je pense que cela te plaira et c’est la pure vérité.
Alors qu’elle prononce ces mots, la cabine subit une décélération qui colle Jesse à son siège et force Naomi à se pencher vers lui. La zipline se meut avec une telle douceur qu’on ne prend conscience de sa course qu’au moment du départ ou de l’arrivée.
Elle se lève, manquant perdre l’équilibre, et déclare :
— Et cette fois-ci, j’ai demandé à ne pas être affectée à l’assistance scolaire mais plutôt à l’aide aux patients atteints du SIDA, de l’ARTS et de la SPM, si bien qu’on ne travaillera plus ensemble. Pendant notre absence, Gwendy, Sibby et Foxglove iront chez nous – je leur ai prêté une clé – pour récupérer mes affaires, ce qui fait qu’on n’aura plus besoin de se revoir, ce qui aurait été pénible pour nous deux, tu le sais aussi bien que moi. Cela n’aurait pas grande importance pour moi, mais je sais que tu aurais eu de la peine et je ne dois pas me montrer égoïste.
Elle a les joues inondées de larmes, et Jesse se rend compte qu’elle lui rappelle une actrice dans un vieux film, dont le personnage aurait avoué sous la contrainte un crime qu’elle n’a pas commis. Puis elle se penche pour l’embrasser sur la joue, le baignant de ses larmes, et la rame s’arrête, la porte s’ouvre et Naomi disparaît.
Jesse se dit aussitôt qu’elle a dû répéter son discours pour s’assurer que la porte s’ouvrirait à cet instant précis. Ça ressemble bien à Naomi, ce souci d’efficacité…
Il inspire à fond, lentement, et s’aperçoit soudain qu’il n’a aucune envie d’aider les gamins du barrio à maîtriser l’arithmétique. Pas aujourd’hui. Il presse le bouton de communication et dit à voix haute :
— Retour à Tucson pour cette cabine, s’il vous plaît.
— Ce trajet de trois cent cinquante kilomètres vous sera facturé deux dollars et cinq cents, répond la voix de la rame. L’occupation d’une cabine à deux places par une seule personne est frappée d’un supplément de cinquante-cinq cents pour compenser le gaspillage d’espace et de ressources. Vous avez la possibilité d’annuler votre commande et de vous rendre dans un compartiment à une place avant le départ du train, auquel cas vous aurez droit à un remboursement. Nous vous remercions et vous souhaitons un agréable voyage.
La porte se referme. Jesse se penche et colle son visage au siège que Naomi vient de quitter. Il s’y trouve deux cheveux qu’il caresse du bout des doigts ; elle ne porte jamais de parfum, mais le siège a conservé sa chaleur et il imagine y sentir son odeur.
Il n’a pas bougé lorsque la rame se met en mouvement, et l’accélération presse son visage contre le siège.
Elle a utilisé à fond la rhétorique profonde, comme à chaque fois qu’elle est en colère, mais il a quand même compris l’essentiel de son discours : si elle le largue, c’est parce qu’elle l’aime trop mais le croit incapable de se conformer à ses idéaux.
Il peut y remédier. Quand il sera de retour à Tucson – mieux vaut éviter sa piaule pour l’instant de peur de tomber sur ses amies –, il fera tout son possible pour devenir un militant éduqué et engagé. En quelques mois, il en est persuadé, il sera l’un des plus fervents activistes de l’U d’Az. Il se sait intelligent, convaincant et travailleur ; il lui suffit d’exploiter ces qualités dans le but qu’il vient de se fixer. Quand elle reviendra de Tehuantepec, elle le trouvera complètement changé, conforme en tout point à ses souhaits. Ça lui coûtera sans doute pas mal de temps (mais il peut laisser tomber certains de ses cours) et pas mal d’argent (mais il peut vivre quelque temps sur sa ligne), mais a-t-il vraiment le choix ?