C’est vraiment une bonne équipe. Il a passé un long moment à en rassembler les éléments. Il regrette un peu de leur confier une tâche si complexe, mais ni lui ni Henry Pauliss n’avaient vraiment le choix. Bon Dieu, Harris Diem et le président Hardshaw n’avaient pas le choix, eux non plus.
Le signal dirigé vers son téléphone – « Contactez Di Callare sauf s’il a bloqué sa ligne aux appels non urgents » – atterrit à Washington en quatre fragments provenant de deux satellites et de quatre liaisons terrestres en fibrop, se voit reconstitué dans un commutateur situé à six rues de son bureau, profite d’une brèche dans la liaison avec la Maison-Blanche – c’est là qu’il perd trois millisecondes pendant qu’un datarat en émerge pour explorer les connexions – et pénètre dans le registre mémoriel de son appareil, qui est caché sous une sortie d’imprimante donnant un résumé statistique de plusieurs milliards de modélisations.
Le téléphone sonne, Di tend la main, et téléphone et résumé tombent dans la corbeille. Il attrape celle-ci pour y pêcher le combiné et dit :
— Mettez le projet actuel en veilleuse, s’il vous plaît. Prenez cet appel et dirigez-le sur mon écran et mes haut-parleurs.
L’écran affiche aussitôt le visage de son petit frère.
— Jesse ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— Oh, des trucs divers et variés. Euh… tu as dix minutes à me consacrer ? Ce n’est pas super-important.
— Tu tombes bien, j’avais envie de faire une pause.
Jesse le gratifie du petit sourire qu’il a hérité de leur mère, puis se lance :
— Je ne te demande pas de me confier des secrets, ni même de me faire une déclaration officieuse, mais j’ai quelques copains qui se demandent si cette histoire de méthane est grave ou pas, et je leur ai plus ou moins promis de t’en toucher un mot, au cas où tu saurais plus de choses qu’on n’en a dit aux infos…
Si Jesse lui ressemble tel qu’il était à son âge, ses « quelques copains » doivent se résumer à une copine.
— Eh bien, il se trouve que je peux t’en dire plus que la dernière fois. Nous avons contacté les médias, mais les infos que nous leur avons transmises risquent de passer inaperçues au milieu des spéculations des autres services, sans parler des commentaires des astrologues, des leaders religieux et de la Ligue végétarienne. Mais nous nous sommes fait une opinion et les nouvelles ne sont pas bonnes.
— Le méthane va saturer l’atmosphère et accroître l’effet des flatulences bovines ?
— Nous avons plus ou moins écarté cette hypothèse. Non, nous envisageons cinq scénarios possibles. Ce qui est sûr, c’est que nous allons avoir l’été le plus chaud jamais enregistré dans l’hémisphère Nord, et le phénomène est tel qu’il sera répété six mois plus tard dans l’hémisphère Sud. Tous nos scénarios découlent de cette prémisse. Premier scénario : l’air se réchauffera suffisamment pour retenir une quantité d’eau plus importante que la normale, et cette eau ne proviendra pas uniformément de toutes les sources possibles. Ce qui risque d’entraîner des sécheresses dans certaines régions… ou des déluges dans d’autres.
» Deuxième scénario : un réchauffement étalé sur plusieurs années risque d’accélérer la migration forestière en cours, si bien que les forêts devront se déplacer vers le nord, puis vers le sud, puis de nouveau vers le nord. Et comme la forêt se déplace d’environ un kilomètre tous les six ans, les arbres périssant côté sud pendant que les graines poussent côté nord… nous risquons d’obtenir des zones forestières réduites bordées par des bandes de broussaille extrêmement anormales. Ce qui entraîne toutes sortes d’échos écologiques.
— Des échos écologiques ? demande Jesse, aussi sérieux qu’un étudiant suivant un cours.
— Des changements en cascade. Par exemple, le grand incendie forestier de 1910 a altéré l’écologie de la forêt d’une façon très sensible pendant plus d’un siècle, même si aucun des organismes présents à l’époque n’a survécu durant ce laps de temps.
» Troisième scénario : la chaleur c’est de l’énergie, et un excès de chaleur dans l’atmosphère entraîne la formation de cyclones, en particulier si l’on considère l’interaction avec le milieu marin. Nous aurons droit à des cyclones plus importants et plus nombreux, y compris dans des régions où il n’y en a jamais d’ordinaire… nous avons une équipe qui travaille là-dessus.
» Quatrième scénario : cet excès de chaleur risque de déclencher la fonte des neiges plus tôt que prévu et de prévenir leur formation cet automne, entraînant sans doute la diminution de l’albédo de la Terre, ce qui, par effet de feed-back, fera encore accroître la chaleur si bien qu’il ne restera plus de glace et plus de neige, sauf peut-être dans les Andes et l’Himalaya. Tu sais ce que c’est que l’albédo ?
— L’éclat. La quantité de lumière solaire reflétée dans l’espace, et celle qui reste dans l’atmosphère pour être transformée en chaleur. Introduction à l’astronomie et aux sciences planétaires, Astro 1103. J’ai obtenu une Réussite significative dans cette matière.
— Bravo, tu respectes la tradition familiale ; j’avais le même genre de notes médiocres à ton âge.
— Comment as-tu fait pour décrocher un doctorat ?
— Je me suis marié et j’ai cessé de perdre du temps à courir les filles. Okay, cinquième scénario : la chaleur va s’accroître au pôle, si bien que les masses d’air perdront un peu moins d’altitude et ne pourront pas se déplacer vers les latitudes médianes. Grosso modo, on assistera à une inversion globale durant tout l’été ; le vent cessera de souffler, les tempêtes cesseront de se former et de se mouvoir d’ouest en est. D’où une sécheresse globale, sans parler d’une augmentation catastrophique de la pollution atmosphérique au-dessus des métropoles. Quand viendra l’hiver, l’intérieur de l’Amérique et de l’Eurasie sera complètement asséché, et les masses d’air polaires se mettront enfin à bouger. D’où une épidémie de tempêtes sur ces terres brûlées et un effet Dust Bowl à l’échelle de l’hémisphère Nord… suivis un an plus tard par un ou plusieurs des événements prévus par les quatre premiers scénarios.
Jesse laisse échapper un long sifflement.
— Donc, sincèrement, c’est grave ? Ça vaut la peine de s’inquiéter ?
— Oui, c’est grave. Est-ce que ça vaut la peine de s’inquiéter ? Ça dépend. L’espèce humaine n’est pas en position de faire grand-chose, tu sais, et même si tu as envie de virer nationaliste et d’accuser l’ONU, ou de virer unitariste et d’exiger qu’on donne les pleins pouvoirs à l’ONU, le fait est que tout cela serait arrivé tôt ou tard, quoi que fassent les diverses instances dirigeantes. Les clathrates de méthane sont extrêmement nombreux à proximité du pôle Nord. Si ces bombes n’avaient pas explosé à cet endroit, une éruption volcanique sous-marine les aurait fait fondre un de ces jours, à moins qu’un gros météore ne se soit abîmé sur eux. Et puis, tu sais, vu le rythme qu’a atteint le réchauffement global, il est possible que dans un siècle les profondeurs océanes aient atteint une température telle que tous les clathrates se mettront à fondre. J’ai une équipe de paléontologues qui fait des recherches sur ce point : on a recensé des signaux d’alarme super-brefs dans les annales géologiques, et c’était sans doute le même type de phénomène. Ça s’est déjà produit et ça se produira encore.
— C’est un peu comme les accidents de la circulation, dit Jesse, visiblement secoué. Ils sont prévisibles, mais on pense qu’ils n’arrivent qu’aux autres.