— Ouais. Quoi qu’il en soit, tout sera plus ou moins fini dans dix ans ; à ce moment-là, le méthane indésirable aura été absorbé par l’océan, dévoré par les microbes, consumé par les éclairs, désintégré par les rayons ultraviolets dans les hautes couches de l’atmosphère, et cetera.
— Ça fait quand même une grosse quantité de gaz. Et apparemment, personne n’est en mesure de faire quoi que ce soit…
Di hausse les épaules.
— On peut préparer le public à recevoir de mauvaises nouvelles. C’est à peu près tout. La chaleur, c’est de l’énergie, et quand l’énergie du système augmente, il se passe des choses. J’espère que je t’ai été utile.
— Tu m’es toujours utile. Tu es le grand frère le plus plat que j’aie jamais connu. Dis bonjour de ma part à Lori et aux gamins.
Di met une seconde à se rappeler que « plat » est un terme positif.
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, la connexion n’est pas interrompue lorsqu’ils raccrochent ; durant leur communication, les données qu’ils échangeaient ont été transmises, chacune de son côté, à travers plusieurs milliards de canaux distincts, ne se réunissant qu’à chacun des deux points d’appel. Ce qui se passe, c’est qu’il n’y a plus de données nouvelles à circuler dans le labyrinthe du réseau, voilà tout.
Dans le commutateur situé près du bureau de Di, où étaient assemblés les mots et les images envoyés par Jesse et fragmentés ceux émis par Di, il se trouvait plus de trente datarats intéressés par la communication.
Lorsque les signaux téléphoniques sont passés au stade de la transmission digitale, les journaux se sont inquiétés des risques liés aux « virus » – terme médiatico-péjoratif désignant un logiciel capable de se reproduire.
Comme d’habitude, les médias étaient en retard sur la réalité. Le code de réplication porteur des messages destinés à la reprogrammation des nœuds était susceptible d’être dupliqué et altéré, et il suffisait d’y ajouter de l’intelligence pour obtenir un datarat (ainsi baptisé en référence au mot anglais ratter, qui désigne une personne trop bavarde). Les datarats sont aux aguets dans les commutateurs les plus sensibles, captent les données qui y sont assemblées, puis copient les messages transmis pour les envoyer à leurs maîtres.
Moins d’une décennie après l’apparition des premiers datarats, lesdits maîtres avaient cessé d’être humains. Il s’agissait désormais de programmes, d’intelligences artificielles capables de faire le tri entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas.
Quelque temps plus tard, les datarats et leurs maîtres ont commencé à se répliquer et à se balader sur le net, en quête de nœuds qu’ils n’avaient pas encore colonisés. En 2028, les datarats ont sonné le glas du concept d’intimité.
Tant que los corporados ont retiré du profit de leurs activités, les seuls à s’inquiéter de celles-ci étaient les cinglés bombardant leurs parlementaires de messages sur papier protestant contre ces « atteintes à la vie privée ».
Plusieurs organisations de toutes sortes se sont rendu compte – en particulier après l’Émeute globale – que la NOAA détenait des informations importantes. Si bien que les programmes d’écoute ont proliféré autour d’elle comme des moustiques dans un marécage. D’une certaine façon, c’est presque un miracle qu’il n’y ait qu’une trentaine de datarats en activité ce jour-là.
L’un d’eux transmet son rapport à quelques kilomètres de là – empruntant pour ce faire des commutateurs situés notamment à Boston, Cleveland et Trinidad –, dans le programme d’analyse téléphonique du FBI, qui conclut bien vite que Di n’a divulgué aucune information confidentielle, puis consulte le dossier de Jesse, repère une connexion avec Naomi, conclut que celle-ci ne tirera aucun profit de cette information, si ce n’est pour accroître son influence auprès des organisations du campus, met ce fait en corrélation avec le rapport du FBI la concernant, duquel il ressort que son absence de charisme la rend inoffensive, ou à tout le moins préférable à certains autres leaders étudiants. Le programme annote un fichier, enregistre les données et le rapport, puis referme le dossier.
La plupart des autres datarats travaillent pour diverses organisations collectant des données, et celles-ci évaluent les informations contenues dans l’explication de Di, concluent qu’elles sont sémantiquement identiques au communiqué de presse émis par la NOAA trois quarts d’heure plus tôt et en tirent deux renseignements utiles : le nom de Di Callare et le fait que la NOAA ne raconte pas de mensonges en ce moment.
Au moment où Jesse débranche la caméra et l’écran de son téléphone dans la cabine de la zipline et où Di pousse un soupir et reprend son travail en cours, ces faits sont évalués, inclus dans la base de données et leur valeur est estimée. Si quelqu’un souhaite les obtenir, ils sont à sa disposition moyennant finances.
Trois datarats mal dégrossis – des datarats à petit budget – travaillent pour le compte des candidats à la présidence. La seule conclusion à laquelle aboutissent leurs maîtres, c’est que lesdits candidats ne sont informés de rien. Le bureau du candidat républicain transmet une lettre de protestation au président Hardshaw, arguant de leur appartenance au même parti. Une démarche tellement banale qu’elle s’exprime par une lettre type.
Un datarat des plus primitifs transmet un enregistrement de la conversation téléphonique à Berlina Jameson, qui se trouve en ce moment au Motel Two de Point Barrow, Alaska. Son intelligence est insuffisante pour lui permettre d’en évaluer l’importance, mais comme elle contient une grande quantité des mots qu’il a été programmé pour reconnaître, il l’enregistre comme prioritaire.
L’un des datarats se distingue des autres par sa taille et son intelligence. Il se fragmente en un million de tranches pour gagner le quartier général de GateTech à Cap Canaveral, se glissant dans le net comme un serpent annelé s’immergeant progressivement dans une mare. Outre un enregistrement intégral de la conversation, un index complet et des références à d’autres appels, plus des informations complémentaires, ce datarat est porteur d’une structure déductive complexe et, si on devait en tirer une copie papier, celle-ci contiendrait autant de signes que l’antique Encyclopaedia Britannica.
Onze millisecondes plus tard, à Cap Canaveral, une des intelligences artificielles créées et activées par Glinda Gray transmet un message à son récepteur électronique, déclarant qu’elle a peut-être déniché une information importante. Elle a déjà rédigé un rapport qui ne fait que cinq pages mais où figure le nom de Diogenes Callare.
Un autre de ces datarats appartient à l’Industrial Facilities Mutual, un puissant consortium d’assurances industrielles, et il est à peine moins sophistiqué que le précédent. Il fonce vers le siège social de son maître, situé à Manhattan, lui apprenant que les risques de catastrophes climatiques ont été grandement sous-estimés.
Des intelligences artificielles étudient son rapport, en approuvent les conclusions et redéfinissent leurs priorités. Les inspections sont décidées en fonction de critères bien précis – une usine implantée dans un cañon californien est considérée comme plus vulnérable au feu qu’une autre située sur la côte de l’Oregon, par exemple –, et on recense aussitôt les installations courant des risques en cas de détérioration du climat : les émetteurs, les lignes à haute tension, les usines vulnérables aux fortes chutes de neige, les commerces situés en zone inondable…