Quatre secondes plus tard, ces priorités redéfinies sont communiquées aux ingénieurs. Celui d’Hawaii dort encore lorsque son logiciel les reçoit, passe en revue les sites concernés et transmet une notice d’inspection au NAOS, la compagnie responsable du nouveau site de lancement de Kingman Reef.
Cette notice est le premier document que découvrent les deux directeurs de Kingman au petit déjeuner. Akiri Crandall, le chef des opérations générales qui supervise à la fois la construction du site et son fonctionnement quotidien, est exaspéré ; il regrette pour la énième fois d’avoir quitté son vieux destroyer de la Navy. L’inspecteur va passer une journée entière à fouiller la station de fond en comble, retardant le travail en cours et suscitant toutes sortes de rumeurs.
Gunnar Redalsen, le chef des opérations de lancement, était déjà de mauvaise humeur ; ces derniers temps, il se lève toujours du pied gauche. Le Monstre est la plus grande fusée jamais construite, le premier test doit se dérouler dans trois mois, ils ont déjà dix jours de retard sur le programme et cette inspection arrive au mauvais moment.
Crandall et Redalsen ne peuvent pas se supporter, ce qui est regrettable, et tout le monde le sait, ce qui est encore pire. En moins de trois heures, leurs partisans respectifs font circuler le bruit que cette inspection imprévue est imputable à l’autre camp, et la tension monte entre les deux factions. Au moment de la pause déjeuner, Crandall et Redalsen se voient obligés de tenir des « pourparlers de paix » (alors qu’aucun d’eux n’avait déclaré la « guerre ») et d’ordonner à leurs hommes d’arrêter leurs conneries et de se remettre au boulot.
Durant l’après-midi, les plus aigris de ces hommes continuent à ruminer leur rancœur, et quand vient le soir on assiste à des scènes de ménage, à des engueulades d’enfants et à des couchers prématurés.
Et toute la journée, le Pacifique roule ses vagues comme il le fait depuis des milliers d’années, mais comme il fait presque toujours beau et que presque personne ne sort de la station, seuls s’en rendent compte ceux qui passent leur jour de congé sur la plage. Les rouleaux venus de l’horizon à l’ouest se brisent sur les piliers de béton avant de poursuivre leur course vers l’est ; sous l’effet de la marée, le niveau monte un peu autour de la station, puis il redescend un peu, et c’est tout. À la tombée de la nuit, le ciel se peuple de plusieurs milliers d’étoiles scintillantes, mais personne ne les voit.
Crandall s’agite dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Il sait que Redalsen est contrarié par cette inspection et que la tension va encore monter. Le Monstre, qui attend près de sa rampe le carburant qu’on ne lui livrera pas avant plusieurs mois, sera lancé au jour et à l’heure prévus – Redalsen y veillera –, mais Crandall sait que ça ne se fera pas sans mal.
Redalsen s’endort en se demandant pourquoi Crandall ne veut pas comprendre qu’un site de lancement est conçu pour lancer des choses.
Après avoir parlé à son frère, Jesse se carre sur son siège et réfléchit à la situation. Il ne lui servira à rien de devenir le meilleur activiste du campus. En outre, plusieurs mois s’écouleront avant le retour de Naomi, et il faudra alors qu’elle se rende compte de sa présence, ainsi que des changements qu’il aura subis, et… eh bien, ça prendra trop de temps, voilà le problème. D’un autre côté, elle n’appréciera guère qu’il la suive à Tehuantepec.
Mais il fait des études d’ingénieur, bon sang. Et TechsMex, le groupe qui confie des missions d’enseignement aux ingénieurs et aux stagiaires, a toujours des postes à pourvoir. Aller à Tehuantepec ne serait guère subtil, mais s’il peut se rendre dans la région…
Il accède au site de TechsMex et scanne les offres de mission. C’est plus difficile qu’il ne l’aurait cru : son profil colle à une dizaine de postes, mais ceux-ci sont offerts à Ciudad de Mexico ou au nord du pays…
Le seul qui lui convienne – et encore est-il relativement éloigné de Tehuantepec –, c’est un poste d’enseignant de classes préparatoires à Tapachula, non loin de la frontière guatémaltèque. Soit à trois cent cinquante kilomètres de Tehuantepec et loin de toute zipline.
Une voix intérieure lui souffle qu’il pourrait carrément descendre près de l’équateur, se rendre utile dans une petite ville ensommeillée… et ne plus avoir à fréquenter ses amis du moment. Fuir après une déception amoureuse, ça ressemble à un cliché de roman sentimental, mais peut-être que c’est efficace.
Il décide d’arrêter sa décision dans la soirée. En attendant, pourquoi ne pas se mettre au courant de l’actualité ? Poussé par une subite envie de s’encanailler, il attrape son casque et se branche sur la XV, choisissant délibérément une chaîne peu recommandable. Il arrive juste à temps pour se glisser dans la peau de Rock et baiser Synthi Venture (une des activités préférées de son adolescence) une dernière fois avant qu’elle parte en vacances. C’est extraordinaire, en particulier lorsqu’il décide de se partager entre les deux amants ; leur accouplement est investi d’une telle passion, d’une telle violence que, une fois qu’ils sont parvenus à la jouissance, Jesse ne peut s’empêcher de penser que les gars de la XV chrétienne n’ont pas entièrement tort : selon eux, si la loi Diem était appliquée dans toute sa rigueur, Doug Llewellyn, le président de Passionet, serait passé sur la chaise depuis belle lurette.
La porte s’ouvre en gare de Tucson et la zipline souhaite à Jesse une bonne journée. Il passe son sac sur ses épaules et sort en pleine lumière. Plusieurs heures le séparent de la fête de ce soir, ce qui lui laisse pas mal de temps à tuer. Peut-être qu’il va étudier un peu.
Berlina Jameson apprécie grandement son petit déjeuner, en partie parce qu’elle ne le prend pas seule et que ce n’est pas elle qui paie l’addition. Haynes Lamborghini, un reporter de la chaîne de texte New York Times, l’a invitée pour son dernier jour à Point Barrow, où il s’est lié d’amitié avec elle.
— Fais donc un papier dans le style « On refuse de me parler », lui dit-il. Et commence à réfléchir à ta distribution si tu ne l’as pas déjà fait. Tu as rassemblé toute la doc vidéo nécessaire. D’un point de vue historique, ce truc est trop important pour le laisser pourrir dans les archives.
— Je croyais que les reporters texte n’aimaient pas la vidéo.
— C’est quand même mieux que la XV, dit Lamborghini en sirotant son café. Bon Dieu, s’il y a une chose qui ne me manquera pas, c’est leur jus de chaussette. Il a si peu de goût qu’ils se sentent encore obligés d’y rajouter de l’eau. D’accord, Berlina, la caméra n’est jamais objective et la TV est faite pour les illettrés, mais elle reste nettement supérieure à la XV. Le spectateur sait au moins ce qui s’est passé devant la caméra et il peut se faire une opinion plutôt que d’adopter systématiquement celle du reporter. Et comme ton public potentiel est plus important que le mien, ça nous fera davantage de citoyens avec un point de vue objectif.
— Mais un point de vue sur quoi ? Toutes les personnes qui ont accepté de me parler m’ont dit qu’il ne s’était rien passé. J’ai bouffé la quasi-totalité de mon budget en coups de fil à Washington, et personne n’a voulu me parler.
Lamborghini lève les mains, les paumes tournées vers le ciel, dans un geste de prestidigitateur.
— Mais tu as filmé tous ceux qui te disent qu’il ne s’est rien passé. En outre, leurs explications sont contradictoires et tu as eu accès à des sources extérieures selon lesquelles il s’est passé quelque chose. C’est tout ce qu’il te faut. Avec un titre du genre « Pourquoi nous ment-on ? », tu es sûre de mettre dans le mille. Fonce, ma vieille. Monte un documentaire sur le sujet et distribue-le.