— Je crois que je vais le faire, acquiesce Berlina.
Puis la conversation se déplace vers d’autres sujets.
Quand elle retourne au Motel Two pour y trier son courrier, elle trouve les messages habituels : divers organismes lui affirmant qu’ils n’ont rien à lui dire, des pubs, une note de sa banque l’informant qu’elle est presque au bout de sa ligne. Les datarats ne lui ont rien rapporté d’utilisable – il y a parmi eux un crétin qui lui transmet le moindre bulletin météo, et elle n’est pas encore parvenue à le repérer et à l’éliminer…
Un instant. Elle a un message prioritaire. Elle s’assied, le fait défiler et, au moment où Jesse décide de regagner Tucson par la zipline, elle a écouté toute sa conversation avec Di.
Dix minutes plus tard, elle a contacté celui-ci pour solliciter une interview ; il sera ravi de la lui accorder ce soir, quand il rentrera chez lui par la zipline. Elle règle sa montre. Au moins est-elle en mesure de prouver que la situation est plus grave que ne l’affirment ses précédents interlocuteurs.
Il ne lui reste plus qu’à bricoler un reportage susceptible de sauver son cul du désastre financier qui lui est promis pour la semaine prochaine. Mais ça fait un moment qu’elle n’a pas eu une si belle occasion. La nuit noire et sinistre a laissé la place à un jour gris et sinistre, mais elle se sent en pleine forme.
Au moment précis où Mary Ann Waterhouse se déshabille, s’efforçant de se mettre dans la peau de Synthi Venture et de refouler ses pensées (C’est la dernière fois, la dernière fois, la dernière fois, mes seins me font un mal de chien, un mal de chien, je vous en prie, je vous en prie, c’est la dernière fois) afin qu’elles ne soient pas perçues par les quelque trois cent douze millions de femmes (plus une poignée d’hommes curieux) qui vivent son expérience un peu partout sur le globe, au moment précis où Jesse voit par l’entremise de Rock ses roberts fabuleux jaillir du minuscule soutien-gorge, au moment où ledit Rock se demande (presque inconsciemment, ce qui fait que Jesse n’en sait rien) s’il lui restera ensuite assez d’énergie pour honorer Harry, son amant de longue date…
… au moment précis où Di réussit à élaborer un plan de travail répondant à tous les critères qu’il s’est fixés…
… où Berlina Jameson remarque qu’un de ses datarats lui a transmis un message prioritaire…
… bien avant qu’Akiri Crandall et Gunnar Redalsen n’aient conscience que leur journée s’annonce mal…
À ce moment précis, Glinda Gray constate qu’une de ses IA pense avoir péché une information cruciale.
L’ennui avec les intelligences artificielles, c’est qu’elles ont trop souvent raison pour qu’on se permette de les ignorer et trop souvent tort pour qu’on leur fasse entièrement confiance. Elle a bien envie de rentrer chez elle ; elle a promis à Derry qu’elles déjeuneraient ensemble, et la voilà en train de bosser un samedi, sans doute jusqu’à la fin de la journée.
Okay, elle va jeter un coup d’œil à ce truc, et si ce n’est rien, elle va regagner son domicile en empruntant le routeur privé que son patron l’a encouragée à utiliser. Klieg est tellement sympa qu’il lui a suggéré de consacrer ses week-ends à sa famille plutôt qu’à l’entreprise, mais si celle-ci n’était composée que de types sympa, elle ne survivrait pas une semaine. Ils ont intérêt à garder une longueur d’avance sur la concurrence, car dans leur spécialité, à savoir le blocage des brevets, il n’y a pas de place pour deux.
Elle presse le bouton avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, lit le message… et glapit comme elle n’a jamais glapi depuis sa période pom-pom girl. Tandis qu’elle relit le message, elle entend six portes s’ouvrir dans le couloir et six de ses collègues s’interroger sur la provenance de ce cri qui était peut-être un hurlement de douleur. En temps normal, elle irait leur dire que tout va bien, mais en temps normal elle n’aurait jamais glapi comme ça… et le temps n’a rien de normal.
Elle se prend à bras-le-corps. Quel dommage qu’on ne puisse pas récompenser une IA avec une friandise ou une caresse, car celle-ci aurait droit à la récompense de son choix si elle avait la capacité d’en désirer une. Quel est son numéro ? GT1500IA213 + 895. Elle le note soigneusement, car elle est bien décidée à copier son système pour élaborer la prochaine génération d’IA.
Un datarat en poste non loin des bureaux de la NOAA a capté plusieurs communications d’un dénommé Diogenes Callare et les a transmises à l’IA. Celle-ci a alors reprogrammé le datarat pour qu’il accorde une attention accrue à Callare après qu’elle eut remarqué que son supérieur citait souvent son nom et le considérait comme une autorité ; et qu’il avait fait appel à Callare pour obtenir qu’une ex-employée brillante mais susceptible – Carla Tynan – revienne au sein de l’agence.
L’IA a remarqué que Carla Tynan travaillait jadis au Service Prospective, bien connu pour ses spéculations délirantes, et en a conclu que si la NOAA souhaitait son retour, c’était parce que la direction de l’agence n’avait aucune idée de la façon dont la crise allait évoluer, ou bien souhaitait mettre toutes les chances de son côté ; cela dit, il est impossible pour le moment de savoir si Callare a été choisi pour la contacter à cause de sa réputation de météorologue, qui fait de lui le seul interlocuteur crédible aux yeux de Tynan, ou parce que celle-ci, dont le génie ne fait aucun doute, aurait refusé de parler à quelqu’un de moins intelligent qu’elle ; quoi qu’il en soit, tous les appels relatifs à Carla Tynan ont été captés, ce qui a permis de démontrer que Diogenes Callare était un personnage clé.
En conséquence, l’IA s’est intéressée de près à Callare lui-même, et quand elle l’a entendu expliquer la situation – à son petit frère, bon sang ! on n’aurait pu rêver meilleur cas de figure ! un discours clair et dénué de toute arrière-pensée carriériste ! –, elle a comparé ses dires au communiqué de presse émis par la NOAA, a repéré les zones floues de celui-ci et a aussitôt transmis ses conclusions par fibrop.
Le communiqué de presse débutait par le démenti classique, à savoir qu’il ne se passerait sans doute pas grand-chose et que, vu le nombre de facteurs intervenant dans l’équation, il était difficile de faire des projections pour le proche avenir ; suivaient quelques scénarios décrits comme aussi catastrophistes qu’improbables.
Mais quand on compare ce communiqué au discours de Di, on remarque qu’il déclare à trois reprises à son petit frère – qui suit des études d’ingénieur, ce qui signifie qu’il est versé en physique à défaut d’être un spécialiste de la météorologie – que de grandes quantités d’énergie vont apparaître dans l’atmosphère. Un profane ne tirerait aucune conclusion de cela. Mais ceux qui ont étudié la physique savent que l’énergie se manifeste sous la forme de chaleur ou de travail. Le travail est une grandeur exprimant la transformation d’un système mécanique – exemple : la distance sur laquelle un objet se déplace multipliée par la force résistant à ce déplacement. Par conséquent, l’augmentation d’énergie dans un système mécanique (tel que l’atmosphère terrestre) se traduit par des changements considérables dans la position et la vitesse des objets.
En d’autres termes, par des vents du tonnerre de Dieu.
L’IA est allée jusqu’à effectuer quelques calculs, et ceux-ci sont plutôt fascinants – dans le style inquiétant. L’augmentation de la quantité d’énergie qui restera coincée sur Terre sans pouvoir filer vers l’espace dépasse la normale d’un facteur de trois pour mille – mais la dernière fois que s’est produit un accroissement de cet ordre, ça a suffi pour déclencher le Petit Âge glaciaire. Vu le rythme actuel du réchauffement global – qui, note l’IA, est censé diminuer –, la Terre va se retrouver cette année à une température moyenne qu’elle n’aurait pas dû atteindre avant… nom de Dieu !… avant l’an 2412.