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Ce communiqué de presse est donc un énorme mensonge dissimulé par une mince couche de vérités. Ce qui est certain, c’est qu’il va se passer des choses, et à grande échelle. Les autorités ne cherchent qu’à rassurer la population, à lui faire croire qu’elles maîtrisent la situation.

En outre – et c’est pour ça qu’elle a poussé un glapissement –, si on ne se soucie pas des détails, si on s’attache surtout à une vue d’ensemble, la plupart des scénarios s’accordent sur un point, et c’est là qu’apparaît une possibilité d’enrichissement ; et l’IA l’a déjà repérée.

Glinda transmet un appel prioritaire au bureau de John Klieg et constate sans grande surprise qu’il s’y trouve encore. Il pense que ses employés travaillent trop et les encourage à se détendre, mais son attitude ne fait pas de lui un exemple à suivre. C’est un bourreau de travail dans le plus pur style XXe siècle.

— Patron, je crois que j’ai trouvé ce qu’on cherchait.

Klieg la gratifie d’un large sourire.

— Bravo. Venez ici pour me raconter. Et quand vous aurez fini, vous m’expliquerez pourquoi vous n’avez pas pris votre week-end pour profiter de votre fille ou bien faire les magasins.

Elle sourit à son tour, sachant parfaitement qu’il ne parle pas sérieusement.

C’est à la fin du XXe siècle qu’on a remarqué pour la première fois que l’économie devenait une forme d’échange entre deux types de signaux : d’un côté les commandes, les factures, les dettes, les loisirs, les autorisations, et cetera, et de l’autre l’argent. La production des biens de consommation se faisait plus ou moins toute seule ; l’argent circulait grâce aux signes attachés à ces biens.

Cela n’était pas une première ; sur l’île de Yap, dans l’océan Pacifique, l’argent avait depuis longtemps pris la forme de gigantesques roues de pierre, et les seules propriétés connues étaient des lopins de terre et des droits de pêche. Ni la terre ni les poissons ne bougeaient beaucoup, et l’argent était trop lourd pour être déplacé ; seule l’information circulait.

En 2028, le reste de la planète a fini par rattraper Yap.

Passionet coupe au moment où Synthi et Rock s’étreignent tendrement et font semblant de s’endormir. Quand Synthi a demandé un congé à la direction du réseau, arguant de son état d’épuisement, on lui a d’abord opposé une fin de non-recevoir, mais Rock l’a aidée à obtenir gain de cause et elle est désormais en vacances.

En fait, elle a appris que son partenaire était déjà parti en congé à plusieurs reprises – « Il suffit de faire une demande, Synthi, c’est conforme aux termes du contrat que nous avons tous signé » – et il lui a donné un sérieux coup de main pour s’occuper de la paperasse.

Ils s’écartent l’un de l’autre dès qu’ils entendent le signal de fin de transmission.

— Je ne t’ai pas fait mal, au moins ? demande Rock.

— J’avais mal quand on a commencé, mais je ne pense pas que tu aies fait de nouveaux dégâts. Tu es un mec très tendre, tu sais ?

— Ouais. (Soupir.) Tu vas me manquer durant ces deux ou trois mois. Tu es vraiment une pro, tu sais ? Et franchement, j’ai tellement de peine à m’intéresser aux infos que je préfère que ce soit toi qui les fasses vivre au public.

Il se redresse. Un assistant lui apporte le sac contenant ses vêtements et ses effets personnels.

— Et tu ne me donnes pas l’impression d’être une débile, contrairement à… contrairement à certains.

— Je t’aime bien, moi aussi, dit Synthi. Mais je reviendrai, ne t’inquiète pas.

Son propre sac contient un dissolvant tous usages ; elle l’applique sur son visage, et fond de teint et faux cils se transforment en un fluide visqueux dont l’eau et le savon ont bien vite raison. Elle s’ébroue et se sèche à la hâte, puis dit à son partenaire :

— Euh, Rock… Mon vrai nom est Mary Ann Waterhouse.

— Moi, c’est David Ali, dit-il en lui rendant son sourire. Maintenant, prends soin de toi.

Il griffonne quelques chiffres sur un bout de papier et le lui tend.

— Mon numéro de téléphone. Au cas où tu aurais envie de bavarder un peu. Mais je te conseille d’oublier le boulot et de passer quelque temps dans la peau de Mary Ann – c’est un nom plus sympa que Synthi.

Elle acquiesce.

— J’ai demandé à l’agence de voyages de me trouver un coin où il ne se passe jamais rien. Je n’emporte même pas mon récepteur XV portable ; je compte me promener dans la région comme une touriste ordinaire.

Elle passe son soutien-gorge à armature renforcée, le seul capable de maintenir ses seins artificiellement grossis et horriblement lourds. Elle se sent à l’aise à l’idée de ne plus avoir à porter ces tenues légères qui lui font si mal aux muscles du torse, des épaules et du dos quand elle se déplace.

Puis elle enfile un sweat-shirt trop grand de plusieurs tailles, attache ses cheveux de flammes avec un bandana, et elle ressemble désormais à une jeune ménagère un peu trop grosse, surtout lorsqu’elle tire sur les pans du sweat pour dissimuler les globes parfaits de ses fesses. Première chose à faire : se trouver quelques jupes bien lâches… durant les prochains mois, tous les hommes qui la verront vont se dire qu’elle serait mignonne si elle se laissait un peu moins aller.

Elle manque éclater de rire en découvrant Rock ; elle ne l’a jamais vu sous son véritable aspect avant ce jour, mais quand elle lui a dit qu’elle comptait se mettre en civil après son dernier enregistrement, il a décidé d’en faire autant. « Si tu dois me montrer ce que tu es, je ne veux rien te cacher moi non plus, a-t-il expliqué. Tu n’as jamais joué au docteur avec un petit voisin quand tu étais gamine ? »

Et il a un look… eh bien, il est impossible de s’y méprendre. Il a le look gay. Son costume trois-pièces de coupe classique, veste et gilet déboutonnés, ne serait nullement déplacé dans un bar gay de Manhattan ; sa large cravate portant l’emblème de la NFL est devenue un signal bien connu : « disponible pour plaisir sans lendemain ». Même le téléphone portable passé à sa ceinture est du plus pur style rétro-gay, évoquant l’accessoire indispensable d’un vendeur de voitures des années 80.

Il lui lance une œillade.

— Vise un peu les pompes. Et tu n’as pas vu le micro-string qui me serre les joyeuses. En dentelle, s’il te plaît. Il y a des moments où j’aimerais bien que Harry n’exige pas que je m’habille comme une pute.

Mary Ann succombe au fou rire ; et le serre dans ses bras.

— Tu es très beau.

— Évidemment, dit-il en lui rendant son étreinte, si on ne se soucie pas de la mode… Mais si tu étais à la page, tu saurais que j’ai une bonne année de retard. Sois prudente avec les civils, d’accord ? Surtout, ne te lance pas dans un truc sérieux. Tu as mérité de te distraire un peu. (Petit baiser sur le front.) Allez, file ; papa doit finir de s’habiller pour son petit copain.

— Quand je serai de retour, David et Mary Ann iront prendre un verre ou un café ensemble de temps en temps.

— Promis. On parlera des hommes et de l’impossibilité d’avoir une relation suivie avec eux. Maintenant, va te chercher un gentil garçon qui te brisera le cœur.

Quand elle emprunte le couloir pour regagner sa chambre, elle constate non sans plaisir que si la moitié des employés de l’hôtel sursaute en la voyant – ils ne la reconnaissent pas au premier coup d’œil, quoique informés de sa présence dans l’établissement –, l’autre ne lui prête tout simplement aucune attention.