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Elle trouve sur son lit une pile de dépêches, et c’est avec joie qu’elle les jette à la poubelle sans les lire. Puis elle appelle un groom.

Celui qui frappe à sa porte n’est autre que le jeune homme qui lui a servi son petit déjeuner le jour où elle a pris sa décision – ou entamé sa dépression, au choix. Elle l’a vu assez souvent ces derniers temps, d’ailleurs ; soit il apprécie ses pourboires, soit il se veut loyal envers elle. Quoi qu’il en soit, elle lui est reconnaissante de lui offrir un peu de contact humain.

— Euh… si j’ai bien compris, vous n’allez pas vous remettre au travail de sitôt.

Il lui parle encore avec un peu de maladresse, mais comme elle lui a fait comprendre qu’elle aime bien bavarder avec lui – ainsi qu’avec les garçons de salle, les réceptionnistes et tous les autres –, elle a fini par s’habituer à ce genre de maladresse.

— Exact. Vous voulez que je vous dise où je vais me réfugier ?

— Si vous le criez sur les toits, ce ne sera plus un secret.

Il pousse le chariot à bagages jusqu’à l’ascenseur, et la porte de la cabine se referme derrière eux. Deux étages à descendre, ensuite ce sera la limousine, l’aéroport et l’avion.

— Les chaînes à sensation le révéleront dès demain, explique-t-elle. Heureusement, la plupart des gens sont incapables de reconnaître une star de la XV quand ils la croisent dans la rue, et de toute façon je vais dans un coin où la XV est encore relativement rare. Si bien que je peux vous le dire et que vous pouvez le répéter à qui vous voulez.

Il se fend d’un large sourire.

— Eh bien, je vous écoute. J’ai fait sensation au Yukon Mike’s Saloon quand j’ai dit que je vous avais parlé.

— Veillez à faire votre révélation ce soir, car demain tout le monde sera au courant. Je vais à Tapachula. C’est une ville du sud du Mexique, non loin de la frontière du Guatemala.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coin ?

— Des gens ordinaires qui font un boulot ordinaire, rien d’autre. Excepté peut-être la tranquillité. C’est le genre de ville que tous ses habitants veulent quitter et où ils apprennent à aller s’amuser ailleurs.

Alors qu’ils arrivent devant la limousine, elle s’approche de lui, lui glisse son pourboire dans la main et lui dit :

— Si vous êtes aussi aimable que Rock, vous avez le droit de m’embrasser pour voir l’effet que ça fait.

— Personne ne va me croire quand je raconterai ça, marmonne-t-il, le rouge aux joues.

Et quand il l’embrasse, elle a l’impression d’avoir affaire à un adolescent hypersensible dont elle serait le premier grand amour. Si c’est l’impression que donne Rock au public de la XV, pas étonnant qu’il soit aussi populaire.

Il a l’air pris de vertige quand il s’écarte d’elle.

— Alors, comment suis-je pour de vrai ?

— Gentille. Et douce. Pas du tout comme à la XV, mais très, très tendre. Merci.

— Merci à vous. Si jamais vous passez à Tapachula, cherchez une Américaine grassouillette qui passe ses journées à lire de gros bouquins passionnants et démodés.

Ils se serrent la main – presque avec solennité – et, pour faire bonne mesure, elle lui récite une réplique qu’elle connaissait bien à l’époque où elle n’était qu’une jeune actrice prénommée Mary Ann, la dernière réplique de Laura dans Thé et sympathie :

— « Quand vous raconterez ceci plus tard – et vous le ferez –, soyez tendre. »

Il hoche la tête, ils se disent adieu, et elle monte dans la limousine et demande : « Aéroport. » Les portières se referment, le véhicule quitte le parking pour se placer sur son rail, et cette fois elle est partie.

Après ces vacances, si elle n’a pas changé d’avis, elle va placer son argent pour vivre de ses rentes, retourner à New York pour passer des auditions, remonter sur les planches… et sortir avec des grooms. Cette plaisanterie est plutôt faiblarde, mais elle en rit encore quand elle arrive à l’aéroport.

Si personne ne remarque que John Klieg et Glinda Gray partent déjeuner ensemble et ne reviennent pas, c’est en partie parce que les employés de GateTech, forts de plusieurs années d’expérience, supposent sans doute qu’ils sont allés travailler à l’extérieur. En fait, la plupart d’entre eux ont interrompu leur tâche pour ne pas rater la dernière apparition de Synthi Venture avant ses vacances, et ils ont enfilé casques, gants et lunettes de XV au moment où Klieg et Gray arrivent dans le hall de l’immeuble.

Glinda a du mal à croire à ce qui lui arrive. Dès qu’elle est entrée dans le bureau de Klieg, elle lui a dit :

— À en croire l’IA, il y a quatre-vingt-seize chances sur cent pour que nous assistions à une série de tempêtes sans précédent dans l’hémisphère Nord. Toutes les structures un tant soit peu fragiles seront endommagées. Les autorités pourront remplacer et consolider les antennes de communication, enfouir les lignes à haute tension, protéger les cheminées d’usine… mais il leur sera impossible d’aménager en temps voulu les sites de lancement. Et il faudrait augmenter la puissance des astronefs afin qu’ils puissent mieux affronter les vents. Il sera impossible de lancer un seul satellite pendant plusieurs mois, d’abord dans l’hémisphère Nord puis dans l’hémisphère Sud. Et le lancement de satellites représente un chiffre d’affaires annuel de plus d’un trillion de dollars.

— Personne ne dispose d’un site de lancement fonctionnant par tout temps ?

— On peut lancer un satellite à partir d’un avion, si celui-ci décolle d’un aéroport conçu pour rester opérationnel quelles que soient les conditions météo. Mais même ceux-ci sont obligés de cesser toute activité en cas d’ouragan, patron, et la procédure de lancement aérien a été plus ou moins abandonnée depuis l’avènement des fusées à un étage. Nous avons mis le doigt dessus… si dans les trois prochains mois nous parvenons à mettre sur pied un site tous climats, nous aurons le monopole global des lancements de satellites pendant au moins un an.

En voyant le sourire dont il la gratifiait, elle a compris qu’elle avait fait du bon travail, et quand il a décroché son téléphone pour ordonner la mise en place d’une équipe placée sous sa seule responsabilité – mon Dieu ! dans moins d’un mois, elle aurait un millier de personnes sous ses ordres –, elle a compris qu’elle avait fait plus que ça. Cette fois-ci, elle avait touché le jackpot.

Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il a dit ensuite.

— Okay, tout cela ne se mettra en route que lundi, ensuite, vous n’aurez plus le temps de souffler. Et moi non plus, si les choses se passent comme prévu. Je vous propose d’aller chercher Derry et de passer le reste de la journée à vous détendre en ma compagnie.

Jamais elle n’aurait cru que Klieg l’avait écoutée quand elle lui parlait de sa vie familiale ; en outre, elle ignorait totalement ce qu’il faisait de ses week-ends – en fait, elle supposait qu’il se consacrait entièrement au travail, ne rentrant chez lui que pour manger et dormir. Et voilà que son patron, un bel homme, un homme charmant, choisissait un samedi – alors qu’elle n’avait pris la peine ni de se maquiller ni de se vêtir correctement – pour lui proposer de sortir. Et l’invitait à se faire accompagner de sa fille, ce qui dénotait le sérieux de ses intentions.

Si bien que, lorsqu’ils arrivent dans le hall de l’immeuble, elle est plus silencieuse qu’à son habitude, et lui aussi se montre peu loquace. Une fois dans le parking, ils décident de prendre la voiture de Klieg, et elle programme la sienne pour rentrer toute seule à la maison, ce qu’elle fera dans les deux prochaines heures en fonction des possibilités de la circulation.