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Il tape l’adresse de Glinda, et sa voiture descend la rampe d’accès et se place sur le rail.

— Ceci est radicalement contraire à mes principes, dit-il avec un petit rire nerveux. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans les affaires, et c’est la première fois que j’invite une employée à sortir.

Glinda sourit mais garde les yeux baissés.

— Eh bien, ça fait seize ans que je travaille à GateTech, patron, et c’est la première fois que je sors avec un autre membre de l’entreprise.

— Appelez-moi John, c’est plus agréable à entendre que « patron ».

— Je vais essayer, John. Mais ça risque de me prendre du temps.

— C’est un bon début. Voyons voir. Si je me souviens bien, la petite Derry est folle de cheval, elle aime déjeuner au restaurant et aller au théâtre, comme les grands, et elle fait la tête chaque fois que vous ne respectez pas les promesses que vous lui avez faites. Si je m’impose à votre table, est-ce qu’elle considérera cela comme une promesse trahie ?

— Ah ! fait Glinda.

Elle se redresse et se surprend à penser : Rappelle-toi que, même s’il possède toute la boîte, ce n’est quand même que ton supérieur immédiat. Autant dire que nous sommes presque au même échelon.

— Derry veut que je sorte davantage. Et quand elle verra que mon cavalier est un bel homme riche et plus âgé que moi, elle sera ravie. La XV lui donne toutes sortes d’idées bizarres, bien que je veille à ce qu’elle ne se branche que sur les chaînes tout public. Et même sur celles-ci, je trouve qu’on en fait un peu trop dans le genre romance.

— Sans rire, dit le patron – non, bon sang, John !

Le Chevy Mag Cruiser accède à l’autoroute, puis gagne la Premium Skyway. Le paysage qui s’offre à eux – le Cap et l’Atlantique – est aussi terne que d’habitude. Le jour où elle l’a découvert, en compagnie de son ex, il lui avait paru si exotique comparé à celui du Wisconsin.

— La romance est une denrée surévaluée, poursuit John. D’un autre côté, j’aimerais bien croire à son existence.

Glinda s’aperçoit qu’elle allait se perdre dans ses songeries.

— Oui, dit-elle avec emphase. Moi, j’y crois encore.

Merde. Voilà que son accent du Wisconsin remonte à la surface. Heureusement qu’elle a renoncé aux tournures de phrase de sa jeunesse.

— Mais j’aimerais que Derry attende deux ou trois ans avant de s’y intéresser, dit-elle. Après tout, elle aura soixante ou soixante-dix ans pour faire le tour de la question. Et puis, je ne pense pas qu’il soit très sain pour une petite fille de s’intéresser à la vie… euh… personnelle d’une femme.

John hoche la tête en signe d’approbation.

— Si vous voulez bien excuser ma curiosité, et me rassurer un peu, elle a eu beaucoup de raisons de s’y intéresser ces derniers temps ?

— Eh bien, aucune durant ces deux dernières années.

Ils éclatent de rire tous les deux.

— D’accord, concède Glinda, c’est plutôt inquiétant, mais je ne pense pas que ça devrait inquiéter une fillette de onze ans. Et vous, ça fait combien de temps ?

Klieg hausse les épaules.

— Oh, sept ou huit ans, je pense. Ça dépend de vos critères. Pendant un temps, je me suis inscrit à une agence de romance, vous voyez de quoi je parle… mais j’ai laissé tomber ces dernières années.

Les « agences de romance » ne remplissent pas tout à fait le même rôle que les « agences d’escorte », mais c’est tout comme. L’adhérent a l’assurance qu’un certain nombre de femmes séduisantes – c’est lui qui définit leurs caractéristiques, sans toutefois être sûr qu’elles le trouveront à leur goût – l’aborderont dans un lieu public, ne le repousseront pas immédiatement et accepteront de sortir avec lui au moins à cinq reprises.

En théorie, et à condition qu’il ne pose pas trop de questions, il ne saura jamais s’il a eu un coup de chance ou si l’agence a bien fait son travail. En pratique, un homme d’affaires au ventre proéminent et à la calvitie naissante n’a aucune peine à déduire que les jeunes filles qui le draguent dans des bars ou des jardins publics sont envoyées par l’agence, à moins qu’il n’entretienne sur son compte de sérieuses illusions.

— Alors, dit-elle d’une voix hésitante, que demandiez-vous à cette agence ?

— Tout. J’avais choisi l’option aléatoire pour élargir mes choix. L’ennui, c’est que je suis incapable de distinguer une femme qui m’aime bien d’une autre qui fait semblant. J’étais toujours déçu quand je comprenais que le cinquième rendez-vous serait le dernier.

— Mais elles ont dû…

Glinda allait dire « vous demander de l’argent », mais elle vient de comprendre qu’il ne leur avait pas forcément proposé de coucher avec lui.

— Bien sûr, il y avait des professionnelles dans le lot, mais il ne me fallait pas longtemps pour les identifier : c’étaient celles qui parlaient de sexe dès que nous étions dans ma voiture. Mais elles étaient plutôt rares. Il y a pas mal de jeunes femmes qui décident de travailler pour ces agences. N’oubliez pas que l’université produit plus de diplômés que l’économie ne peut en absorber. Bon sang, les parents de la classe moyenne produisent plus d’enfants que leur classe ne peut en absorber. Si bien que tout un tas de jeunes femmes aimables et jolies, nanties de diplômes sans aucun débouché, s’inscrivent dans une agence de romance non seulement pour gagner leur vie mais aussi pour rencontrer des hommes riches. Et si elles en trouvent un à leur goût, elles ont toujours la possibilité de continuer à le voir. J’en ai fréquenté une pendant environ un an, mais… (soupir)… elle a décidé qu’elle me préférait un autre type – un poète maudit de son âge, je crois. Je ne peux pas dire que je lui en veux.

Glinda choisit ses mots avec soin.

— C’est dommage pour une jeune femme de ne pas pouvoir faire autre chose.

— Oh, elles peuvent être secrétaires ou serveuses de restaurant. L’ennui, c’est que pas mal d’entre elles pensent que leur beauté peut leur rapporter gros.

— Ce n’est pas faux, non ?

— Exact, mais dans leur grande majorité, elles n’ont pas conscience du prix à payer. Quoi qu’il en soit, j’ai fini peu à peu par me lasser, et je n’ai pas renouvelé mon contrat. Les femmes que je rencontrais par ce biais – exception faite des prostituées – ne savaient faire que deux choses : être belles et dépensières. Elles étaient décoratives, elles savaient à merveille exposer leurs sentiments, mais à part ça, elles n’avaient aucune conversation. La plupart d’entre elles ne semblaient pas avoir retenu grand-chose de leurs études. (Soupir.) Et voilà… mais pour en revenir au présent, je me suis dit que si vous ne m’aimiez pas, je pourrais toujours vous soudoyer pour que vous restiez dans la boîte, car vous m’êtes vraiment indispensable. Et si vous m’aimiez bien… eh bien, je vous apprécie, même si j’en ignore la raison, et je me suis rendu compte que je me contentais de prendre des risques uniquement dans le domaine des affaires. Peut-être qu’il serait également intéressant pour moi d’en prendre dans le domaine personnel.

Glinda se permet un petit sourire.

— Alors, comment vous sentez-vous en ce moment ?

— À la fois heureux et terrifié. Mais dites-moi : quel genre de restaurant a votre préférence ? Ou alors celle de Derry, si les deux ne sont pas incompatibles ?

Elle agite l’index.

— Ah, ah ! Si vous souhaitez combler ma fille, vous devez me conduire dans un adorable petit café où l’on sert trois plats exceptionnels connus de vous seul et où les garçons vous appellent par votre prénom.