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La surface terrestre est une complexe et gigantesque machine thermique. Gigantesque à l’échelle humaine s’entend. À celle de Jupiter, du soleil ou du noyau d’une galaxie, elle est ridicule. Toute machine thermique est truffée de phénomènes non linéaires. Vous n’allumerez pas une bûche de chêne avec une allumette. Mais si vous jetez une seule allumette enflammée dans un sous-bois bien sec et bien chaud avec un soupçon de vent, vous risquez d’obtenir un incendie de forêt sans rapport avec l’énergie de la flamme initiale.

Considérons les cyclones dont il va beaucoup être question dans le roman de John Barnes. Les cyclones sont provoqués, mus, déplacés et alimentés entre autres facteurs par une force très faible à notre échelle, la force de Coriolis. Cette force, nulle à l’équateur, augmente à mesure que l’on s’en éloigne puis redevient nulle vers les pôles. Les cyclones devraient donc être les plus fréquents et les plus violents sous les moyennes latitudes, par exemple dans l’Atlantique Nord. Fort heureusement, un cyclone ne se déclenche que si la température de l’océan est au moins égale à 27 degrés. À 26,5o, vous ne risquez qu’un bain agréable. Mais à partir de 27 degrés, il vaut mieux faire attention. C’est pourquoi les cyclones n’apparaissent que dans les régions tropicales et subtropicales en été. Comme l’illustre John Barnes, leur violence, leurs dimensions, leurs durées et leurs trajets sont largement fonction de cette température de l’eau. Leurs sommets sont glacés et c’est cette différence de température qui en fait d’efficaces machines thermiques. Il suffit donc que la température des océans s’élève d’une petite quantité pour que la démographie, la géographie et la dynamique des cyclones en soient considérablement modifiées, c’est-à-dire d’un point de vue humain, aggravées.

Dans son roman, John Barnes n’évoque guère, si l’on ose écrire, que l’apparition de cyclones aux dimensions planétaires qui suffisent à ravager la Terre entière. Mais si vous pensez avoir entrevu le pire, détrompez-vous.

Barnes propose comme facteur déclenchant de son échauffement accéléré une bombe à retardement dont les effets pourraient être nettement plus catastrophiques encore. Il imagine en effet la libération en quelque sorte accidentelle dans l’atmosphère d’une petite partie du méthane emprisonné dans des hydrates sous les mers arctiques et dans le pergélisol[4] des terres arctiques. La quantité de méthane ainsi emprisonné est évaluée depuis peu à deux ou trois fois la quantité totale des autres hydrocarbures présents sur la planète. On a déjà dit que le méthane était un gaz à effet de serre, plus efficace du reste que le dioxyde de carbone.

Imaginons maintenant que le pergélisol fonde, que le fond des mers arctiques se réchauffe et que la totalité de ce méthane se trouve libéré dans l’atmosphère. On obtient le pire de tous les scénarios imaginables, le scénario Vénus. Sur la planète Vénus, un intense effet de serre maintient la surface à une température moyenne de l’ordre de 450 degrés. La proximité du soleil n’a que très peu à voir dans cette affaire. Un tel basculement sur Terre pourrait ne prendre que quelques dizaines à quelques centaines d’années. Une fois une température de, disons, 90o Celsius atteinte, la question de l’avenir de l’humanité et de la plus grande partie de la vie sur Terre ne se poserait plus. Seules les bactéries extrémophiles continueraient à prospérer et débarrasseraient peut-être en deux ou trois milliards d’années l’atmosphère terrestre de cet excédent de méthane comme elles ont déjà fait au début de la vie. Si la température passe au-dessus des cent degrés, des choses encore plus intéressantes se produisent. L’eau des océans se transforme en vapeur d’eau, gaz qui renforce puissamment l’effet de serre. Il est toutefois possible que les nuages modifient l’albédo de la planète et en réfléchissant vers l’espace le rayonnement solaire calment un peu le jeu. Mais même si la température se maintient de la sorte aux alentours du point d’ébullition de l’eau, il n’y aura plus personne pour s’en féliciter.

Le scénario Vénus semble à première vue si extravagant, si extrême, qu’on est tenté de ne lui accorder aucune vraisemblance. La quantité d’énergie nécessaire pour dégeler le pergélisol et les fonds marins arctiques est si colossale à notre échelle qu’on est porté à penser qu’elle ne sera jamais disponible, ou seulement à l’aune des ères géologiques, et qu’on peut dormir aussi tranquille qu’en attendant l’explosion du soleil dans quatre ou cinq milliards d’années. Mais c’est négliger un point essentiel : il s’agit d’un phénomène cumulatif qui agit sur le modèle des intérêts composés (et même surcomposés). Les humains ont introduit en très peu de temps, géologiquement parlant, une petite variation positive dans la machinerie thermique de leur globe. Son atmosphère retient désormais un peu plus de chaleur qu’elle n’en rayonne vers l’espace. Nous bénéficions grandement de l’effet de serre hérité sans lequel la température moyenne du globe serait de l’ordre de moins quinze degrés. Mais nous y avons ajouté un petit quelque chose, déjà sérieux, qui peut contribuer à libérer d’autres sources de carbone. Il suffirait qu’une relativement petite quantité du méthane emprisonné dans les régions arctiques s’évade de sa prison pour que la chaudière s’emballe.

Et s’emballe sans retour. De bons esprits écartent une telle éventualité catastrophique en faisant l’hypothèse, passablement gratuite, que la planète dispose de mystérieux « puits » de carbone, dont les océans qui pourraient en accepter, sous forme dissoute, des quantités indéfinies. C’est la façon de penser de Pangloss. D’autres, plus fumeux, comptent même sur la Vie, sur Gaïa, pour rétablir un équilibre mystique et nous protéger de notre inconséquence. Autant espérer que des extraterrestres bienveillants viendront nous évacuer ou mieux régler le thermostat. La vérité est que nous avons jeté une allumette enflammée dans un sous-bois dont nous ne connaissons ni l’inflammabilité ni la force du vent qui y souffle. Il se peut qu’elle s’éteigne. Mais les pompiers n’aiment pas les allumettes enflammées.

Il n’y a pas de pompiers cosmiques, si l’on peut accorder ce qualificatif grandiloquent à une toute petite planète perdue dans l’espace. Il n’est nulle part écrit que nous devons survivre. Aucun mécanisme naturel ne le garantit. L’univers manifeste des forces à côté desquelles notre réchauffement cataclysmique est un feu de paille. En tout cas, nous ne sommes pas des pompiers cosmiques.

Si un tel phénomène cumulatif est en route nous ne disposons d’aucun moyen pour l’enrayer. Il y a une dizaine d’années, j’ai publié dans un numéro spécial du quotidien Libération une nouvelle, La Serre et l’Ombrelle où j’imaginais, de façon exagérément optimiste, que l’humanité parvenait à disposer entre la Terre et le soleil un écran réfléchissant une partie suffisante du rayonnement solaire. Il est presque inutile de préciser que je ne crois pas à la possibilité d’une telle solution dans la réalité. Je suis pourtant en général un techno-optimiste, c’est-à-dire quelqu’un qui croit, sans doute naïvement, qu’il y a dans la panoplie présente et surtout à venir des technosciences des solutions à la plupart des problèmes humains. Mais là, il n’y a pas de remède concevable à notre portée. La seule attitude possible, s’il n’est pas déjà trop tard, consiste à limiter drastiquement dès aujourd’hui notre contribution à l’effet de serre. Attendre reviendrait à s’endormir tranquillement à deux pas de l’allumette enflammée du feu de forêt métaphorique en espérant qu’elle s’éteigne.

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Sol gelé en permanence et pratiquement imperméable.