— Eh bien… il existe un établissement où tout le monde me connaît. J’y mange tous les deux ou trois jours. Mais je ne pense pas qu’on y serve des plats exceptionnels, et encore moins des plats connus de moi seul.
— Ah bon ?
— Oui, et ce n’est pas non plus un adorable petit café, c’est… euh… c’est un Shoney’s, en fait. Les garçons ignorent que je suis le président de GateTech, mais ils me connaissent tous.
Glinda en reste bouche bée.
— Vous mangez chez Shoney’s ? Mais pourquoi ?
— Eh bien, je ne vais pas dans tous les Shoney’s, seulement dans celui-là. Et cela pour trois raisons. Premièrement, à l’époque où je me déplaçais souvent, j’étais toujours satisfait de cette chaîne – et quand on fait cinq cents kilomètres par jour durant six jours d’affilée, c’est rassurant de savoir ce qu’on va manger. C’est comme ça que j’ai acquis cette habitude : je trouve ces restaurants réconfortants. Deuxièmement, le phénomène ne fait que s’amplifier avec le temps. Quand on fréquente régulièrement un établissement de ce type, le personnel se montre de plus en plus serviable et accueillant.
Suit une longue pause.
— Et troisièmement ? demande Glinda.
— J’aime leur cuisine.
Cette réplique achève de rompre la glace, ce qui explique pourquoi ils rient de bon cœur. John Klieg se redresse sur son siège – il est trop vieux pour se fier au pilote automatique et garde les mains à proximité du volant, les pieds à côté des pédales –, jette un regard en coin à Glinda et lui dit :
— J’ai un peu honte de l’admettre, mais votre patron n’a aucune classe. Les affaires mises à part, je suis un vingtiémiste pure laine.
— Qui n’hésite pas à utiliser des expressions démodées comme « pure laine », réplique Glinda.
Elle ramène ses jambes sur le siège pour se tourner vers Klieg. Elle sait depuis longtemps qu’il est aussi beau que sympathique, mais elle commence seulement à comprendre qu’il s’intéresse à elle depuis un bon moment.
— En effet, admet-il. Si je ne m’étais pas retenu, je serais même allé jusqu’à dire « pure laine vierge ». Quand j’étais jeune, j’écrivais pour le journal du lycée des éditos favorables à Dan Quayle. Mais revenons à votre fille : devons-nous l’emmener dans un restau chic en bord de mer pour la rendre heureuse ?
— Seulement si nous souhaitons la convaincre du sérieux de nos intentions, et je n’arrive toujours pas à croire que je ne rêve pas. En fait, elle serait sans doute ravie de manger chez Shoney’s.
— Si vous me permettez une suggestion plutôt bizarre… pourquoi ne pas commencer dans le grandiose pour finir dans le banal ? Allons déjeuner dans un café, puis elle ira faire son équitation – peut-être qu’on pourra boire un pot pendant qu’elle trotte sur son poney –, et ensuite on ira dîner chez Shoney’s et se faire une toile. Et peut-être se tenir par la main sous le sac de pop-corn ?
— Je suis prête à accepter votre proposition, à condition que le film soit plein de monstres ou se passe dans l’espace.
— C’est ce qui plaît à Derry ?
— Non, c’est ce qui me plaît à moi. La vie est suffisamment pénible et chiante. Quand je vais au cinéma, c’est pour y crever de trouille ou pour partir dans les nuages.
John Klieg lui lance un sourire rayonnant.
— Bon sang, un type qui vous connaîtrait depuis seize ans risquerait de remarquer que vous aimez bien vous amuser.
Elle lui rend son sourire ; elle vient de reconnaître son accent.
— D’où venez-vous exactement, John ?
— D’un trou dont vous n’avez jamais entendu parler : Winona, Minnesota. Dans le sud-est de l’État, au bord de la Wisconsin River.
Soit à une heure de route de la ville où Glinda a grandi. Peut-être qu’elle peut se permettre d’assumer son accent, après tout.
Louie Tynan est débordé pour la première fois depuis plusieurs mois et il ne sait pas s’il doit s’en réjouir. Il existe quatre satellites en orbite polaire qui se lèvent sept ou huit fois par jour par rapport à sa station placée en orbite autour de l’équateur. Chaque fois que cela se produit, à un instant soigneusement calculé, le satellite émet une pulsation laser qui traverse l’atmosphère terrestre à diverses altitudes avant d’être captée par la station à fin d’analyse spectrographique. Les trente et quelques lasers émettant chacune de ces pulsations ont une énergie et une longueur d’onde connues avec précision ; si la lumière ne faisait que traverser le vide, il serait facile de calculer l’énergie associée à telle ou telle longueur d’onde avec une précision de l’ordre du dix milliardième.
Mais bien que l’air soit transparent, il n’est pas parfaitement transparent ; il est sujet à des variations mineures (observez une route surchauffée par un jour d’été) et certaines de ces variations ont un effet sur la longueur d’onde (considérez un coucher de soleil).
Si bien que le rayon laser capté par la « caméra » de Louie Tynan (c’est ainsi qu’il a baptisé ce gadget) présente relativement à une longueur d’onde donnée des altérations énergétiques dues à l’air qu’il a traversé, et ces altérations permettent d’obtenir des informations sur les effets de la concentration de méthane dans l’atmosphère.
La tâche de Louie consiste à activer un manipulateur automatique, une sorte de tracteur pourvu d’un bras qui sillonne la coque de la station, à aller chercher la caméra spectrographique dans la soute, à la placer dans le sas, à la mettre en position grâce au manipulateur… et à s’installer devant les cadrans, s’assurant que les voyants appropriés restent au vert pendant la manœuvre tout en feignant de savoir ce qu’il fait.
Pour l’instant, il fait une pause dans la bulle d’observation. L’intervention humaine n’est pas vraiment nécessaire pour ce genre d’opération – des robots feraient parfaitement l’affaire –, mais puisque la NASA dispose d’une station en activité, avec à son bord un vieux croûton qui ne veut pas en descendre, autant le mettre à contribution. Cette méthode n’est peut-être pas la plus productive qui soit, et peut-être que l’astronaute en question aurait mieux à faire, mais le service de presse de l’agence est en mesure de souligner sa rapidité d’intervention et son efficacité en période de crise.
Ce qui fait que Louie est obligé d’imprimer régulièrement des graphiques issus de ses observations, de commenter ceux-ci et de transmettre résultats et commentaires au Centre de contrôle au sol. Ce qui relève de l’esbroufe pure et simple ; premièrement, vu qu’il n’a aucune connaissance en météorologie excepté celles qu’on lui a inculquées lors d’une séance de trois heures la semaine précédente, il ne comprend quasiment rien à ces fameux graphiques, et deuxièmement, ceux-ci sont instantanément copiés et transmis aux experts capables de les interpréter. Mais les contribuables branchés sur les chaînes publiques savent que le fonctionnaire le plus onéreux du pays justifie enfin ses émoluments.
En outre, on a demandé à un étudiant de lui poser des questions dont les réponses sont connues de tous, si bien qu’il peut feindre de donner son opinion et de jauger la situation. En fin de compte, Louie travaille essentiellement à des fins publicitaires.
D’un autre côté, jamais on n’a autant parlé des opérations spatiales. Il repense à Henry Loamer, le représentant de la Gauche unie à Los Angeles, qui a naguère qualifié la station spatiale de « maison de retraite en orbite » et lui-même de « fonctionnaire le plus coûteux du pays », affirmant qu’il passait son temps « à se tourner les pouces aux frais des contribuables ». Plusieurs semaines s’écouleront avant que ce cher Henry ne se rende compte qu’un robot ferait son boulot mieux que lui, et en attendant il ferme sa gueule.