Et puis Louie est bien obligé d’admettre qu’il se sent mieux depuis qu’il bosse. Comme il est obligé de passer devant la caméra plusieurs fois par jour pour faire son rapport, il s’est remis à se laver et à se raser, deux corvées qu’il avait quelque peu négligées. Peut-être n’est-il pas une gravure de mode, mais au moins est-il propre et vêtu en permanence d’une combinaison immaculée.
Il avale une nouvelle bouchée de sushi. Ces diables de Japonais ont dépensé une fortune pour équiper leur module, aujourd’hui vide et désactivé sur le bras numéro deux. Ils ont envoyé cinq équipages pour des séjours de plusieurs mois, et puis se sont lassés de l’espace, laissant derrière eux des réservoirs de culture organique grâce auxquels on peut manger du poisson sans avoir besoin de le pêcher.
Ce truc est plutôt savoureux, et ça le change de ses sandwiches.
Les Japs ont laissé tomber. Les Chinois continuent d’envoyer des missions en orbite basse. Les Russes ont quitté l’espace depuis belle lurette et les Français font trois vols par an – ils se servent de l’Euromodule comme d’un hôtel, y dormant entre deux réparations de robots ou y faisant étape entre la Terre et leur minuscule base lunaire, où ils assemblent leurs astronefs. La dernière fois, ils ne se sont même pas arrêtés, ralliant la Lune sans escale.
Et quant à son propre pays… eh bien, il en est le seul représentant, et ce presque uniquement dans un but publicitaire.
Et pourtant, le système solaire grouille de robots. Sans compter les réplicateurs qui ont écumé la Lune avant qu’on ne mette un terme à cette expérience, on trouve plusieurs centaines de machines sur le satellite de la Terre.
L’autre jour, Louie a remarqué que l’un des relais de la station supervisait les activités de la Jeep lunaire de l’Université du Wyoming et de l’Orbiteur lunaire Ralston-Purina. Il s’est avéré que le premier était un projet de fin d’études d’une école d’ingénieurs tandis que le second résultait d’une opération publicitaire : le célèbre fabricant de pâtées pour chiens offrait à ses clients un lopin de lune (sans trop de risques, car l’ONU a suspendu tout droit immobilier sur la Lune, exception faite des bases habitées et de leurs environs sur un rayon de un kilomètre) et leur en envoyait la photo.
Le long des cent cinquante kilomètres de surface martienne explorés par les huit hommes de son expédition, on trouve aujourd’hui une voie ferrée parcourue par une caméra-robot qui transmet à la Terre des images du paysage aux environs du pôle Nord. Quelques millions de personnes affichent ces images sur l’écran mural de leur chambre, mais elles sont bien moins populaires que celles transmises de Jupiter, qui ornent d’ailleurs la propre cabine de Louie.
Il contemple la Terre en dessous de lui. Elle ne semble pas avoir changé. Il est impossible de s’apercevoir qu’une espèce a disparu ou qu’un océan s’est réchauffé, pas plus que de constater l’absence de toute personne de race noire en Europe. Et au bout de soixante-cinq ans d’exploration spatiale, l’image qu’il a sous les yeux est devenue familière à l’humanité…
Et puis merde. Il est toujours ému par cette bonne vieille planète. Il lui porte un toast en levant sa gourde de Kirin – encore une excellente innovation japonaise. La Terre est un peu cabossée sur les bords, mais il aime toujours autant la regarder. Peut-être que ça coûte trop cher de le garder à bord de la station, mais ce n’est pas à lui d’en décider. Tant que les autorités seront disposées à l’y laisser, il sera prêt à leur obéir.
Alors qu’il sirote sa bière, il pense à Carla et l’association d’idées qu’il vient de faire entre son ex-femme et cette vieille planète manque le faire avaler de travers. Elle adorerait ça.
Ça fait presque un mois qu’ils ne se sont pas parlé et il a quarante minutes à tuer avant la prochaine observation. Et comme il est présentable en ce moment, autant en profiter. À en juger par la position du terminateur, il doit être trois heures de l’après-midi dans le Pacifique ouest et le temps est dégagé. Il y a de grandes chances pour que Mon Bateau ait fait surface et accepte les appels.
Il se place face à l’écran et à la caméra, puis compose son numéro. Elle décroche au bout de deux sonneries, mais répond en mode vocal – sans doute a-t-elle activé un receveur basse fréquence, ce qui signifie que la communication va être difficile ; dommage, il avait vraiment envie de la voir –, puis il l’entend éclater de rire.
— Oh, c’est toi, Louie. Attends, je mets une serviette.
— Pour quoi faire ?
De toute évidence, elle prenait un bain de soleil.
— Pour que les chaînes à sensation ne consacrent pas un sujet aux astronautes pervers qui reluquent leurs femmes au téléphone. Tu as une image de marque à protéger, Captain America.
— Ça fait longtemps que je suis monté en grade, lui rappelle-t-il.
— Pour moi, tu seras toujours Captain America, dit-elle alors que l’écran s’active. Il y a du nouveau ou tu voulais juste me dire bonjour ?
— Je voulais seulement te voir. Reluquer ton joli corps, si tu veux.
Elle sourit et fait mine d’écarter les pans de sa serviette. Un des nombreux conseillers conjugaux qu’ils avaient consultés leur avait affirmé qu’ils étaient « socialement attardés, ce qui est fréquent chez les personnes intelligentes, et c’est pour ça que vous vous comportez comme des adolescents quand vous êtes ensemble ». Plusieurs jours s’étaient écoulés avant que Louie et Carla ne comprennent qu’il s’agissait d’une critique.
Il la gratifie d’un sifflement salace.
— Alors, il paraît que tu es occupé pour une fois, espèce de pompe à finances ?
— Ouais. Mais pour être franc avec toi, je commence à me demander si je sers vraiment à quelque chose en restant ici.
— Ne te tracasse pas, mon chéri. Nous en avons déjà parlé. Si les scientifiques n’étaient pas là, le monde serait englouti par son propre trou du cul virtuel. Et c’est ce qui se passera si nous cessons d’explorer l’univers. Et les robots n’explorent rien, ils se contentent de ramener des images. Nous avons besoin d’êtres humains pour nous dire ce que Cortés ressentait à Darién.
— Tu me ressors encore ta poésie.
— Comme celle-ci n’a rien de polisson, je suis sûre que tu ne l’as jamais entendue, mais oui, j’ai cherché à t’initier à la poésie. Ça fait partie du processus continu qui a constitué notre vie commune – t’apprendre à te laver, à manger avec des couverts, et cetera… au fait, tu es bien apprêté aujourd’hui. Tu passes à la TV ?
Il lui parle des rapports qu’il est obligé de transmettre. Elle lui apprend qu’elle a retrouvé son ancien boulot.
— Et en plus, je ne suis même pas obligée d’aller au bureau. Sans doute va-t-on m’envoyer les données que tu as recueillies.
— Hé, si tu veux, je te les télécharge tout de suite.
— Je t’en prie.
Il presse deux ou trois boutons, et lesdites données sont aussitôt transmises. Ils bavardent encore quelque temps, mais comme ni l’un ni l’autre n’a grand-chose à ajouter, leur communication est des plus brèves.
Carla le rappelle une heure plus tard.
— Les chiffres sont vraiment aussi élevés ?
— Je ne savais même pas qu’ils étaient élevés. Pour moi, c’est de l’hébreu. Ils ont grimpé assez vite pendant deux ou trois jours, mais depuis lors ils sont stationnaires.
Il attrape un terminal et pianote quelques instants.
— Oui, ce sont bien les bons chiffres.