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Personne n’était en mesure de leur « vendre » les autres éléments dont ils avaient besoin… jusqu’à ce que deux réplicateurs décident de créer un « comptoir ». Ils employaient des robots – payés avec du gallium – pour aller collecter les matériaux que les autres robots désiraient acquérir.

Comme on aurait pu le prévoir, cette innovation eut deux conséquences. Un réplicateur tomba sur une veine de gallium relativement riche (relativement – jamais on n’aurait pensé à l’exploiter sur Terre) et tous les autres allèrent l’exploiter à ses côtés, déclenchant une véritable « fièvre du gallium ». Le marché se retrouva saturé, et s’ensuivit une période d’inflation causant toutes sortes d’entreprises spéculatives : certains réplicateurs parcoururent jusqu’à trois cents kilomètres en quête de nouveaux filons.

L’édifice s’effondra lorsque la moitié des robots interrompirent leurs tâches pour « enfanter » ; la plupart du gallium qui avait inondé le marché était immobilisé, et on assista à une chute des prix et à une « dépression ». La plupart des réplicateurs les plus éloignés se désactivèrent car il n’était plus profitable pour eux de regagner la Base.

Mais l’un d’eux déclencha la perturbation qui devait être à l’origine du chaos final. Il attaqua, détruisit et dévora plusieurs de ses semblables, produisant ensuite des copies de lui-même. Un autre résolut son problème en reprogrammant deux ou trois autres robots pour qu’ils lui rapportent le fruit de leur collecte ; on le baptisa « l’esclavagiste » et on découvrit qu’il avait organisé ses troupes pour se défendre des attaques du « cannibale ».

En outre, les réplicateurs se mirent à injecter des virus dans les logiciels de leurs semblables et à élaborer des défenses contre lesdits virus (cet étrange terme médiatico-péjoratif désignant les logiciels capables de se reproduire semblait parfaitement approprié au cas précis). À mesure que ces défenses devenaient plus efficaces, on vit apparaître des virus conçus pour s’attaquer à elles – les scientifiques les regroupèrent sous le terme de « SIDA mécanique » –, et les logiciels conçus pour protéger les défenses mutèrent à leur tour pour attaquer tous les logiciels à leur portée – pour une raison inconnue, un scientifique d’âge canonique parla alors d’« ARTS industriel ». On constata bientôt un véritable problème sanitaire : les codes régissant les robots étaient devenus si lourds et si complexes qu’il leur était impossible de fonctionner de façon optimale.

Et comme chacun d’eux avait accès aux logiciels de son prochain, on vit bientôt proliférer les équipes d’esclavagistes et de cannibales, qui passaient plus de temps à se battre qu’à travailler et participaient allègrement à la propagation du SIDA mécanique et de l’ARTS industriel.

La crise se dénoua lorsque deux de ces équipes éradiquèrent les autres (transformant leurs membres en matière première), s’allièrent et marchèrent sur la Base lunaire pour attaquer le « comptoir » ; les marchands, anticipant l’assaut, copièrent leurs logiciels quand c’était nécessaire et se livrèrent à une bataille épique sur les plaines lunaires, observés par les cybernéticiens fascinés.

Mais lorsque ceux-ci prélevèrent un réplicateur isolé à des fins d’analyse et d’observation, ils constatèrent la présence dans ses entrailles d’un élément du dispositif de mesure du vent solaire. Ils eurent vite fait de comprendre que le système était devenu suffisamment intelligent pour passer outre l’interdiction qui lui était faite de récupérer des pièces manufacturées, infiniment préférables aux matériaux bruts collectés par les robots, et qu’il avait réussi à contourner cette interdiction en contaminant le logiciel de protection de la Base lunaire avec une bonne dose d’ARTS industriel.

Si l’opération n’avait pas été interrompue à ce moment-là, les réplicateurs auraient sûrement dévoré la Base lunaire ; au bout de quelques années, on n’aurait plus trouvé sur la Lune que de la vermine robotique incontrôlable.

Alors que Louie arrive sur le site de la grande bataille, il aperçoit ce vieux no N743P, le chef des marchands, qui n’a pas bougé depuis l’instant où le système a été désactivé, entouré de plusieurs douzaines d’esclaves au creuset vide. Un petit malin a peint l’insigne de la Gauche unie sur les esclaves, qui ressemblent à des ouvriers en train de manifester autour de N743P.

Louie se demande si ce ne serait pas une bonne idée de réactiver tous ces robots et de leur parler du métal dont regorge la Base française… non, ce serait mesquin, et en fait il aime bien les spationautes français qu’il voit de temps à autre à la station. Ce n’est pas leur faute si les USA se désintéressent de l’espace, et la France est le dernier bastion du libéralisme en Europe ; la plupart de ces spationautes lui affirment qu’ils aimeraient bien se débarrasser du joug de Bruxelles et qu’ils étaient tous farouchement opposés à l’Expulsion.

Il s’agenouille pour examiner N743P ; excepté son numéro, rien ne le distingue des autres robots. Au moins n’avaient-ils pas encore découvert la société de consommation, même si ce bonhomme semblait sur le point d’inventer le marché des options.

Un ping résonne soudain dans le silence lunaire, et Louie comprend que le moment est venu pour lui de se remettre au boulot. L’espace d’un instant, il visualise un robot squelettique en train de se gratter la tête…

Puis il est de retour à la station et ôte son attirail XV. Il voit en esprit le robot se redresser et, lentement, précautionneusement, privé de l’aisance que lui conférait son pilote humain, regagner sa grotte d’une démarche balourde évoquant un monstre conçu par Ray Hanyhausen. Peut-être qu’il lui faudra le reste de la journée pour retourner à sa place, mais il a tout son temps…

D’ordinaire, on peut en dire autant de Louie, mais pas aujourd’hui. S’agrippant aux poignées prévues à cet usage, il se dirige vers la « salle de conférences », la petite cabine aux murs blancs dans laquelle il fait semblant de comprendre quelque chose à ces putains de bulletins météo.

Nouveau ping. Il fonce jouer au Scientifique.

Berlina Jameson vit sur sa ligne – sur son plastique, auraient dit ses grands-parents à l’époque où il existait encore des cartes de crédit – depuis qu’elle a été licenciée pour abandon de poste, mais elle arrive encore à se faire passer pour un reporter auprès de la plupart des forces de sécurité.

Le Motel Two de Barrow – un dortoir minable où elle dispose de douches et de toilettes publiques, d’un casier privé et d’un lit à couverture verrouillée – lui réclame un supplément parking, et elle envisage d’abord de le payer puis se dit que sa ligne ne tiendra pas indéfiniment et perd vingt minutes à marchander avec le logiciel de la réception. Ça la met de méchante humeur, même si elle se félicite encore d’avoir réussi à contacter Di Callare, si bien que quand elle monte enfin dans sa voiture, la place sur le rail et prend la direction du Duc, elle est carrément au bord des larmes. Lorsque la voiture prend de la vitesse, elle programme les sièges pour une configuration « long parcours » – disposant ainsi d’un lit avec accès au mini-frigo et au « pot hygiénique » – et quand elle a achevé cette tâche, plutôt que de faire une sieste ou de se mettre au travail, elle s’allonge et éclate en sanglots.

À en juger par son compte sur le net, absolument personne n’a diffusé ses spots d’une minute ; même son ex-employeur n’a pas daigné les passer.

Quand ils ont compris qu’ils se trouvaient dans un trou perdu et que les événements qu’ils couvraient étaient exempts de toute connotation violente ou sexuelle, tous les reporters de la XV se sont cassés, exception faite de deux ou trois intellos qui travaillent dans le savoir, l’esprit et le catastrophisme… un mélange que Berlina n’a jamais goûté mais qui passionne les branchés de la XV publique. Tandis que les larmes sèchent sur ses joues, elle se demande ce qui se passerait si chaînes publiques et commerciales décidaient un jour de collaborer : on verrait Synthi Venture baiser avec un type à la Matthew Arnold qui lui expliquerait que les civilisations sont mortelles…