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Cette idée la fait éclater de rire, et elle se met soudain à rire d’elle-même. Ainsi, elle veut devenir l’émule d’Edward R. Murrow ? Et pourquoi pas l’émule de Gengis Khan ? Elle aurait moins de peine à conquérir le monde. L’info TV, c’est du passé, ma fille. Et même s’il y avait encore de la demande, elle chiale et cette conduite est indigne de ses héros ! Imagine-t-on Murrow pleurnicher parce que le vacarme d’un raid aérien l’empêche de parler dans son micro… Cronkite sangloter parce que les caméras de la NASA font mal leur boulot… Sam Donaldson faisant un caprice parce que Reagan refuse de lui adresser la parole ?

Que ça fait du bien de rire !

Elle s’essuie les yeux du revers de la main. À quoi s’attendait-elle ?

La voiture pile net, sans doute pour éviter d’entrer en collision avec un caribou. Celui-ci a mal calculé son coup ; à ce qu’on prétend, les animaux ne traversent devant une voiture que lorsque le conducteur de celle-ci est en train de boire un café ou de faire ses besoins.

La plupart des gens pensent que l’univers leur en veut personnellement, et ils ont même une preuve : jamais ils n’obtiennent tout ce qu’ils désirent. Comme si c’était aussi simple.

Elle se sent assez détendue pour réfléchir à sa situation. Il lui reste quatre jours de ligne avant qu’elle ne perde définitivement son crédit ; un peu moins si elle se retrouve obligée de faire un nouveau voyage. Elle a monté un dossier en béton, qui sera sans doute enrichi par les déclarations de Diogenes Callare – elle doit l’interviewer dans une heure. Cela lui vaudra un authentique scoop ; ce qui ne lui rapportera pas grand-chose – une ou deux semaines d’une célébrité toute relative, plus assez de fric pour tenir le coup quelques mois –, mais ce n’est peut-être qu’un début. Elle est engagée dans une course contre la montre, mais elle en a l’habitude.

Elle prépare ses notes en vue de l’interview. Il est possible que certains de ses concurrents plus friqués aient bondi dans le premier avion pour aller voir Callare, mais c’est peu probable ; Haynes excepté, ils ont tous quitté Barrow la semaine dernière, ce qui explique en partie qu’elle se sente si seule. Berlina s’est bien amusée en jouant à l’« apprentie reporter » – un vrai Jimmy Olsen en jupons. Enfin, peut-être qu’un jour elle se retrouvera flanquée d’un jeunot cherchant à apprendre le métier… et elle réalise soudain que certains de ses confrères étaient plutôt flattés de se voir ainsi courtisés.

Elle se laisse absorber par sa tâche, tant et si bien qu’elle sursaute lorsqu’un ping lui rappelle que l’heure est venue d’appeler Diogenes Callare.

À sa grande surprise, il se révèle amical et relativement bavard. Elle sait qu’il ne s’éloignera pas trop de la version officielle, mais c’est un professeur-né, qui aime bien se lancer dans des micro-conférences, et elle n’aura ensuite qu’à assembler les éléments de son discours pour démontrer que le ton neutre du communiqué de presse dissimule une réalité bien plus grave qu’il n’y paraît.

— C’est donc une question d’énergie ? demande-t-elle une nouvelle fois, espérant qu’il se répétera et lui fournira une ou deux citations juteuses.

Elle n’est pas déçue.

— Écoutez, dit-il. L’énergie, c’est du travail, vous avez fait un peu de physique au lycée, comme tout le monde, d’accord ? Et le travail, c’est du changement. Et les changements qui nous attendent sont considérables. Sauf, bien entendu, si l’excès de chaleur dans l’atmosphère devait être réparti sur la totalité du globe, mais c’est justement là que réside le problème. Dans un tel système, la chaleur se déplace. Une partie de cette chaleur va s’accumuler quelque part… et à ce moment-là, il va se passer de grandes choses.

Cette citation lui convient à merveille, en particulier parce qu’elle contraste avec les déclarations rassurantes de divers « experts ».

Elle remercie Di – se félicitant mentalement d’avoir si vite rompu la glace avec lui – et raccroche.

Si Glinda Gray pouvait lire dans son esprit, elle se congratulerait aussitôt. Elle a affirmé à Klieg que les médias ne tarderaient pas à résoudre cette nouvelle énigme de « la lettre volée » : le gouvernement fédéral a admis à mots couverts qu’une catastrophe était imminente.

Le moment est venu de passer à l’action. Berlina est bien décidée à sauter le pas. Et du point de vue financier, il est sensé quoique extrêmement risqué de prendre son indépendance. Benjamin Franklin, I.F. Stone, Tris Coffin… les précédents ne manquent pas. Elle réfléchit quelques instants… Berlina Jameson présente : Le Rapport Méthane… non, on dirait l’organe interne de la compagnie du gaz. Berlina sait qu’on lui ment… grotesque ; et Le Rapport Jameson fait trop pompeux… Ce qu’elle doit faire comprendre au public, c’est qu’elle a senti qu’il se passait quelque chose de grave, que les autorités ne se sont pas contentées de la traiter comme une cinglée mais lui ont soigneusement dissimulé la réponse à la seule question qui vaille la peine d’être posée : Que va-t-il se passer ? Pourquoi personne ne semble réagir ?

Ça sent le gaz ?

Ce n’est pas encore ça… ce qu’elle rapporte, ce sont ses… Reniflements.

C’est un peu vulgaire, ça sent un peu trop le Nouveau Journalisme, ça rappelle Geraldo Rivera et Sally Jessy, les parents spirituels de la XV…

Rien à cirer. Plus que quatre jours de crédit, et encore. Va pour Reniflements – ce n’est pas pire que Scuttlebytes. Rien qu’à lui seul, ce titre est suffisamment bizarre pour attirer l’attention ; lui reste à rendre le contenu assez intéressant pour que les branchés aient envie de renouveler leurs visites.

Elle attrape son autodictaphone et son carnet de notes ; elle aura tout le temps par la suite de se laver et de se reposer. Pour l’instant, elle doit pondre sa copie, et il faut que ce soit de la vraie copie.

— Ici Berlina Jameson, quelque part sur la route entre Point Barrow, État libre d’Alaska, et Washington, le Duc, USA. Durant les trois dernières semaines, j’ai été traitée de la façon la plus courtoise qui soit par les officiels de l’Alaska et des Nations unies, par les scientifiques des USA, du Pacificanada, du Mexique et du Québec, et par tout un tas d’attachés de presse. De temps en temps, l’une de ces sources a consenti à me communiquer un fragment de la vérité – un fragment qu’une autre source s’empressait aussitôt de nier ou de démentir.

» Tout cela parce que je n’ai cessé de poser une question toute simple, une question dont tout le monde attend la réponse : à présent qu’une opération militaire de l’ONU…

Voilà qui devrait accroître son audience. Officiellement, le but de l’UNSOO est de maintenir la paix, pas de se livrer à des actes de guerre. Les mots « opération militaire » lui vaudront automatiquement un avertissement de l’UNIC – on ne la censurera pas, mais on suggérera aux honnêtes citoyens partisans de la paix de ne pas l’écouter. Ce qui ne manquera pas de lui apporter un public de nationalistes. La Gauche unie la bombardera de messages hostiles, et cet afflux attirera l’attention des critiques. Certes, elle n’a aucune envie d’encourager les nationalistes… ni les critiques, d’ailleurs. Mais eux aussi devront payer pour accéder à son site…