Ils commencent aussi à flirter sérieusement et, se sentant soudain audacieuse – elle a souligné son geste d’un sourire ironique pour tenter de le désamorcer –, Glinda a glissé la pointe de son soulier sous le pantalon de John. Celui-ci lui a rendu son sourire sans se démonter, mais il était néanmoins bouleversé.
Ils sont entourés de mouches bourdonnantes – impossible de les éviter aussi près des chevaux – et ne cessent d’agiter la tête et les mains pour les chasser. Il ignore quelle allure ça lui donne, mais c’est avec un plaisir sans mélange qu’il contemple les jeux de lumière dans les cheveux blonds de Glinda – quand il n’est pas trop occupé à se battre avec ces saloperies d’insectes. À en juger par les sourires en coin qu’elle lui adresse, il doit avoir l’air passablement ridicule.
Ils bavardent de tout et de rien. La dernière conquête de Klieg, qu’il n’a pas vue depuis des années, lui reprochait d’avoir une conversation limitée « aux affaires, à la bouffe et aux meilleures marques ». Elle n’avait pas entièrement tort, il est bien obligé de l’admettre, mais Glinda semble s’intéresser aux mêmes sujets, ce qui le ravit. Ils parlent de la prochaine voiture qu’ils comptent acheter – tous deux sont des fidèles du magazine Consumer Reports –, des plats mexicains qui réussissent le mieux à concilier qualité et hygiène, et des avantages comparés des chaînes de restaurants Denny’s et Shoney’s. Ils parlent de leur nouvelle moquette (tous deux en ont récemment changé) et de la dernière édition des Joies de la cuisine, qui n’est peut-être pas à la hauteur de la version dite « classique ».
Leur conversation est émaillée de plaisanteries sur les mouches, qui les font rire plus que de raison.
Ça fait belle lurette qu’il ne s’est pas autant amusé, qu’il ne s’est pas senti aussi à l’aise avec une femme. Lorsque Derry regagne enfin l’étable – on y a installé des douches, si bien qu’elle sera propre comme un sou neuf quand elle les rejoindra –, c’est tout naturellement qu’ils se prennent par la main en se levant.
— La purée de pommes de terre, dit Glinda. C’est un plat que l’on ne sait plus préparer. Les cuisiniers n’y mettent ni assez de beurre ni assez de lait.
— Exact, dit Klieg. Il m’a fallu une éternité pour dresser mon cuistot – même quand je lui fournissais des graisses non digestibles, il s’énervait et m’accusait d’entretenir de mauvaises habitudes alimentaires. Il m’a dénoncé à la Santé publique jusqu’à ce que je restreigne son accès modem pour le rendre obéissant. Et, je vous le jure, il n’a plus jamais aussi bien cuisiné par la suite, comme s’il m’en voulait. Sans doute n’avez-vous pas de domestiques…
— Une femme de ménage, à l’occasion, mais j’ai toutes les peines du monde à m’en faire obéir. On comprend ce qu’a pu ressentir la NASA quand les réplicateurs ont menacé de dévorer la Base lunaire.
Quand elle voit qu’ils se tiennent par la main, Derry se fend d’un large sourire ; elle se met à courir vers eux et ses tresses blondes volent au vent. Elle évoque à Klieg un de ces classiques de l’art américain dont il est passionné – Norman Podhoretz ? Quelque chose comme ça.
La petite fille pile devant eux en faisant crisser le gravier.
— C’était chouette ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Eh bien, ta mère et moi, on a bien travaillé autour de nos verres et ça nous a mis en appétit, lui dit Klieg. Si on allait dîner ? Ensuite, on verra bien.
Il sait que Glinda n’a accepté d’aller chez Shoney’s que pour lui faire plaisir, mais Derry semble ravie de son choix. Et lorsque Fawn, la serveuse – une dame d’un certain âge qui ressemble un peu au président Hardshaw –, la traite comme une princesse, cela semble réjouir tout le monde. Ils commandent des hamburgers, des frites et une tarte aux pommes, puis Glinda déclare soudain :
— J’ai un aveu à vous faire, John. Je pensais à nos affaires et je crois que je viens d’avoir une idée.
Il fait mine de changer de casquette.
— Dans ce cas, appelez-moi « patron ».
Derry éclate de rire ; Klieg comprend qu’il est apprécié de l’enfant comme de la mère. Pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps ?
— Je préfère attendre qu’on soit dans la voiture, dit Glinda. Si vous mangez tout le temps ici, il est possible que quelqu’un ait planqué des micros dans la salle. Chérie, ajoute-t-elle en se tournant vers sa fille, tu sais que tu ne dois pas répéter ce que je vais dire à Mr. Klieg…
— Il y a un raider qui veut lancer une OPA sur GateTech ? demande Derry.
Sa mère a raison, se dit Klieg : elle regarde trop la XV et la TV.
— Tu as tout compris, lui dit-il. Elle s’appelle Cruella D’Enfer, c’est une kidnappeuse, une voleuse de données, une espionne et une gauchiste, une beauté incroyablement mince et toujours vêtue de soie noire…
Derry arque un sourcil, et son expression est si comique que Glinda et John sont pris de fou rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande la fillette. Elle existe vraiment, cette Cruella D’Enfer ?
C’est encore plus comique, mais il voit que Derry va se vexer si on ne lui explique pas le gag.
— Non, c’est un personnage de film. Ta mère a dû le voir comme moi, quand nous étions jeunes.
— Maman est toujours jeune, réplique Derry.
Et c’est ainsi qu’ils concluent leur sortie ; de l’autre côté de la rue se trouve un salon de projection où ils peuvent voir Les 101 Dalmatiens sur grand écran, et en plus on y vend des Junior Mints, la friandise préférée de Klieg. Décidément, il a fait bien des excès aujourd’hui – il aura besoin de pas mal d’exercice pour compenser.
Pendant qu’ils attendent que le film soit téléchargé depuis la banque centrale, il demande à Glinda :
— Bien… ça m’étonnerait qu’on ait posé des micros ici. Si vous me parliez de votre idée géniale ?
Elle prend un Junior Mint et le savoure quelques instants avant de répondre.
— Si nous devons monter une base de lancement capable de fonctionner en permanence, il nous faudra sans doute l’établir près du pôle – les cyclones n’iront pas jusque-là, d’accord ?
— Possible, il faudra recruter un météorologue.
— En outre, nous devrons nous débrouiller pour attirer le minimum d’attention sur nos activités. Qui cela risque-t-il d’intéresser ? Qui dispose d’un territoire près du pôle ?
Il la gratifie d’un sourire rayonnant.
— La Sibérie ! Excellent. Et comme le Président soutient quiconque s’oppose à l’ONU, nous aurons l’aval de notre gouvernement. Pas mal, ma chère, pas mal du tout.
— Je me doutais que ça vous plairait. Ai-je droit à un baiser ou bien n’avez-vous pas encore trouvé votre cran ?
L’idée d’embrasser Glinda ne lui avait pas encore traversé l’esprit, mais puisque c’est elle qui le lui propose… Il obtempère ; quelques instants plus tard, il la voit ouvrir les yeux, les tourner vers Derry et lui couvrir les yeux d’une main. Ils en rient encore tous les trois quand le film commence, et celui-ci est aussi savoureux que l’ont dit les deux adultes et la fillette l’adore.
Même si Klieg n’était pas sur le point d’investir un milliard de dollars dans une nouvelle activité qui risque de faire de lui l’homme le plus riche de la planète, cette journée serait quand même pour lui la meilleure de la décennie. Ils se rendent chez Glinda et, une fois que Derry est couchée et endormie, ils reprennent leur baiser et constatent tous deux avec joie qu’ils savent encore se débrouiller dans ce domaine.