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Si la température de l’eau est inférieure à 27,5o C, la quantité d’énergie fournie par le vent qui déplace la chaleur est supérieure à celle fournie par cette chaleur, et le cyclone expire. Mais au-dessus de 27,5o C, le cyclone ne se contente pas de survivre… il croît. Le moindre courant d’air frais passant au-dessus de l’océan se réchauffe, s’élève, lâche son fardeau de vapeur d’eau et revient chaque fois avec un peu plus de force.

À l’intérieur des isothermes marqués « 27,5o C » sur la carte de Carla, les cyclones vont croître ; à l’extérieur, ils vont mourir. Les zones situées à l’intérieur de ces isothermes sont dites « zones de formation de cyclones ».

Elle considère sa carte, et jamais elle n’a vu cela de sa vie. En temps normal, on trouve deux zones de formation de cyclones dans le Pacifique, trois si l’été est bien chaud : près des Philippines, au large du Mexique et, par temps de chaleur, au sud de la mer de Chine.

D’après les modèles météo, ces zones s’étendent en suivant une formule toute simple – trop simple, en fait. Les ingénieurs n’ont pas pensé à se demander si elles allaient se chevaucher ou si d’autres zones allaient se former. Elle ne peut pas leur en vouloir – cette question n’a rien d’évident. Et même si quelqu’un a pensé à se la poser, peut-être a-t-il refusé de croire à la réponse – il est possible que ce quelqu’un n’ait pas voulu se mouiller. Carla soupire en se rappelant sa période fonctionnaire. Pour un employé du gouvernement, il importe avant tout de ne pas se mouiller.

Mais le résultat est là, et la NOAA aurait dû le trouver si elle avait bien fait son boulot.

Désormais, le Pacifique nord ne contient plus qu’une seule zone de formation de cyclones… mais celle-ci s’étend des Galápagos à l’est jusqu’à Bornéo à l’ouest et de l’équateur au sud jusqu’à Hokkaido au nord. Une grosse tache de dix-sept mille kilomètres et quelques sur cinq mille et quelques.

Normalement, la force d’un cyclone est déterminée par la température de l’eau qu’il survole (plus cette eau est chaude, plus le cyclone est puissant) et par la durée qu’il passe sur cette eau dont la température est égale ou supérieure à 27,5o C (plus cette durée est élevée, plus la quantité d’énergie convertie en vent est importante). Par conséquent, la taille de la zone de formation limite la puissance du cyclone, qui se déplace parfois à une vitesse pouvant atteindre 150 km/h. Les zones de formation de cyclones observées jusqu’ici n’ont jamais dépassé trois mille kilomètres de diamètre, si bien que rares sont les cyclones à y avoir passé plus de vingt-quatre heures.

Cette nouvelle zone de formation est plus vaste que toutes celles qu’on a pu observer à ce jour.

Sous les yeux de Carla, l’ordinateur effectue une série de projections à partir de données aléatoires.

Elles sont toutes terrifiantes. Elle a envie de se coucher, espérant constater à son réveil que tout cela n’était qu’un cauchemar.

Quoi qu’il en soit, rien ne se passera cette nuit. Elle a le temps de faire remonter Mon Bateau, de se brancher, de parler de tout ça avec Di, avec Louie, avec quelqu’un.

Elle prend le contrôle du pilote automatique, le règle sur « surface » et le programme pour une remontée en douceur. L’instant d’après, le vacarme des moteurs change de tonalité et Mon Bateau entame son ascension. Elle retourne à son clavier et prépare un fichier pour le transmettre à Di.

Peut-être qu’il est déjà au courant. Peut-être qu’il est dans le coup. Eh bien, dans ce cas, il lui conseillera peut-être de ne pas se mêler de cette histoire. Et peut-être même qu’il la mettra au parfum. D’un autre côté, si on l’a maintenu dans l’ignorance de la situation… qui tire les ficelles ?

Ils finiront bien par le savoir. Il leur suffira de révéler leur découverte et d’attendre que quelqu’un tente de l’étouffer. Elle sourit en se rendant compte qu’elle sombre dans le mélodrame.

Lorsque la coque de Mon Bateau émerge à l’air libre, Carla est prête à télécharger. Elle compose le numéro personnel de Di, puis se rappelle le décalage horaire ; heureusement, elle a perdu toute notion du temps durant sa plongée et il n’est que 22 heures là-bas – une heure raisonnable, même si Di a des enfants en bas âge.

C’est sa femme Lori, l’auteur de polars, qui décroche. Elle est toujours un peu distante avec Carla. Peut-être que Di lui parlait trop souvent de sa collègue quand ils travaillaient ensemble.

Mais Lori la connaît assez bien pour savoir que cet appel est important.

— Salut. Je vais chercher Di. Il dort avec les gamins.

— Merci, Lori. Désolée d’appeler aussi tard.

— Ce n’est pas grave – vous avez sûrement de bonnes raisons. Puis-je vous poser une question avant de réveiller Di ?

— Bien sûr.

— Est-ce qu’il se passe quelque chose de grave ?

Lori jette un regard hors champ, sans doute pour s’assurer que Di ne l’écoute pas.

— Il parle en dormant, poursuit-elle, il passe des nuits agitées, il est livide quand il rentre du bureau…

— Ça ne m’étonne pas, dit Carla. C’est très grave, Lori, et je pense même que c’est encore plus grave que ne le croit Di.

Lori hoche la tête et son expression s’altère. Voilà le genre de femme qui s’achète un Self-Defender dès qu’elle constate que son quartier est devenu dangereux, se dit Lori. Si jamais elle apprend qu’un brevet a été piraté avec une AIRE ou que les prix du fibrop viennent de s’effondrer, elle saura exactement quelles actions elle doit revendre si elle ne veut pas ruiner ses enfants. Elle sait tout ce qu’il faut savoir sur le monde dans lequel elle vit, et elle est prête à utiliser ses connaissances. Si quelqu’un est capable de se sortir de ce pétrin, c’est bien Lori – comme l’aurait dit la grand-mère de Carla, c’est une « femme de tête ».

— Vous pouvez me donner des détails ? demande Lori.

Un instant d’hésitation, puis :

— Eh bien, je crois savoir pourquoi Di n’a pas voulu vous en donner. Mais je pense que vous avez le droit d’être informée. C’est une catastrophe globale qui se prépare, j’en ai peur ; des tas de gens vont mourir et des tas de choses vont changer.

— Pouvons-nous faire quoi que ce soit pour… assurer notre sécurité ? Je ne veux pas en parler à Di, il se fait assez de souci comme ça, mais les enfants…

— Si j’ai une idée brillante, je vous appelle aussitôt. En attendant, peut-être devriez-vous envisager de passer vos vacances à la montagne… vous n’êtes qu’à quelques kilomètres de l’océan, n’est-ce pas ?

— Exact.

Lori semble prête à faire ses valises sur-le-champ.

— Mais je peux me tromper, Lori. Si, comme je le pense, les Appalaches subissent des précipitations extraordinaires, ça risque d’être encore pire que sur les côtes – il y aura des inondations, des tempêtes, des coulées de boue, de la grêle, et même des blizzards en plein mois de juillet si la couverture nuageuse est suffisamment importante. Nous ne sommes pas encore en mesure de tirer des conclusions. C’est en partie pour ça que Di est tellement soucieux, je pense – parce que nous ne pouvons encore rien dire mais nous savons que ça va être grave.

À moins qu’il n’ait une idée précise de la situation et ne fasse de la rétention d’informations pour des raisons politiques, ajoute-t-elle mentalement en croisant les doigts.

— Merci, dit Lori. Je vais chercher Di.

— Oh, Lori ?

— Oui ?