Là-dessus, je ne suis pas trop optimiste puisque la solution n’est pas technique mais politique et qu’elle dépend de l’état des opinions et des intérêts. Il y a quelques mois, j’ai été invité à animer pour le compte d’un grand organisme public un séminaire de sensibilisation à la prospective. Le scénario que j’ai proposé à des techniciens de haut niveau dans leur domaine était le suivant : vous êtes en 2030 ; l’effet de serre est devenu si manifeste que toute consommation d’hydrocarbure est strictement limitée, en particulier dans les transports ; vous faites partie d’un groupe de prospective chargé d’explorer, dans votre domaine, les conséquences d’une telle limitation à l’horizon 2050.
L’expérience m’oblige à dire qu’une proportion importante des participants a purement et simplement rejeté l’idée de base du scénario, non sans une certaine violence, et que personne probablement dans ce séminaire ne l’a prise au sérieux, fût-ce à titre de simple expérience de pensée. Continuons donc comme avant.
Si le roman de John Barnes pouvait éveiller quelques craintes salutaires, outre le plaisir qu’il peut procurer, Barnes n’aurait pas perdu son temps, même si son propos principal n’a sans doute pas été de convaincre de la réalité de l’effet de serre. Mais un roman présente précisément l’inconvénient d’être un roman, une fiction, et plus particulièrement encore pour un ouvrage de science-fiction, quelque chose qui ne peut pas convaincre, seulement donner à réfléchir.
La presse et la télévision qui modèlent peu ou prou les opinions nous ont d’autre part tant prédit de catastrophes, nucléaires, chimiques, écologiques, industrielles, démographiques, astronomiques, qui ne se sont pas réalisées, que personne ne peut plus ajouter foi à leurs avertissements auxquels les journalistes le plus souvent ne croient pas eux-mêmes et qu’ils tiennent pour une bonne histoire, une fiction qui fait vendre. Il arrive un jour où le catastrophisme médiatique contribue grandement à masquer l’imminence – certes relative – de la catastrophe. Ce jour est depuis longtemps passé.
J’espère, pour une fois, me tromper sur toute la ligne.
G.K.
I
Attracteur
Mars-juin 2028
C’est le moment suprême. Hassan Sulari est ravi. Quand la catapulte magnétique du vaisseau-mère projettera son petit avion spatial et qu’il enclenchera ses jets, quelque part au-dessus de l’Afghanistan, il entamera une trajectoire suborbitale qui lui fera survoler le pôle. Jamais il n’a été autorisé à effectuer un vol orbital, mais celui-ci en est quasiment un.
C’est sa première vraie mission. Il transporte quatre bombes CRAM, des armes qu’on doit présenter aux médias comme des « convertisseurs de masse en énergie, pas des engins atomiques », mais qui sont en fait d’authentiques bombinettes, ce qui est mauvais pour l’image de marque.
Et il y a cette fiche plantée dans sa nuque. Passionet lui a proposé beaucoup d’argent pour qu’il vole avec ce truc dans le crâne, il va devenir riche – ce qui est rare à l’UNSOO –, mais il a encore quelques scrupules à s’exhiber ainsi. Il est pilote, après tout, pas acteur.
— Nous sommes prêts pour le branchement, dit la voix de Passionet. Si vous avez des pensées embarrassantes dans la tête, c’est le moment de les évacuer.
— Négatif, réplique Hassan d’une voix qui se veut blasée. Injection orbitale dans quatre minutes.
— Nous le savons – minutage parfait. Faites vibrer notre public.
Au moment où la communication est coupée et où il passe à l’antenne, il se dit bizarrement qu’un équipage humain est superflu pour une opération comme celle-ci : une machine serait parfaitement capable d’effectuer une frappe préventive de ce type. Et il se demande pourquoi il fait ce boulot – ou plutôt, à sa grande honte, pourquoi il a peur de le faire.
Il sent son estomac se nouer durant les derniers instants du compte à rebours. Puis il entend le mot « injection » et la catapulte du vaisseau-mère le propulse au-dessus du nez de l’immense appareil ; il consulte sa jauge de stabilité, vérifie que tous les voyants sont au vert, attend que l’ordinateur de navigation ait repéré sa cible, puis actionne le levier des jets.
Il se retrouve de nouveau collé au siège, et les montagnes brun et blanc de ce matin printanier disparaissent derrière lui. La vibration est forte, la pression intense ; perdu au sein d’une voûte d’azur, il voit les plaines de Sibérie-Occidentale se déployer au-dessous de lui. Il est aussi haut qu’un satellite météo. Son cœur bat la chamade et, en dépit de la gravité de sa mission, il se laisse captiver par le paysage.
Lorsque les jets se désactivent, la calotte polaire est apparue à l’horizon, et ses mains accomplissent automatiquement le rituel d’activation des missiles.
Entraîné par son inertie, il atteint le sommet de sa parabole, puis la Terre commence à se rapprocher de lui. Il n’a plus de poids – non parce que la gravitation a disparu, mais parce qu’il se déplace avec elle – et il se rappelle soudain les rêves d’enfant que lui inspirait la conquête spatiale. Il espère que ces réminiscences ne gâcheront pas l’enregistrement en cours…
Il survole le pôle, pique du nez au-dessus de la calotte glaciaire, cent cinquante kilomètres plus bas, et le compte à rebours commence ; ses missiles sont pointés sur leur cible et il lui suffit de presser la détente pour leur passer le contrôle de leur trajectoire. Il reçoit l’ordre et l’exécute.
Le petit avion spatial subit quatre secousses, et il voit ses missiles filer comme des pétards jetés dans un cañon enténébré. Il ne les verra pas exploser au large de l’Alaska, mais le simple plaisir de les lancer a été exquis.
Et la fiche plantée dans sa nuque l’informe que sept cent cinquante millions de personnes ont partagé son expérience.
Une lueur rouge cerise baigne le fuselage de l’avion spatial et la pesanteur reprend ses droits à mesure que l’appareil se remet à résister à la gravité. Ça ressemblait plus à un vol d’entraînement qu’il ne l’aurait cru. Il n’est jamais allé au Pacificanada, mais on lui a dit que cette jeune nation adorait les soldats des Forces de la paix de l’ONU, et ses états de service sont susceptibles de lui ouvrir des portes.
Tandis qu’il retourne à la maison, il se dit que la vie est belle si on peut en retirer de tels bénéfices.
Randy Householder roule sur l’I-80 près de Sacramento dans une voiture si antique qu’elle a dû être reconvertie pour se conduire toute seule. Elle tient la route, ne grève pas trop son budget et cela lui suffit.
Ce soir-là, il met un temps fou à accéder au net et cela accroît sa frustration. Il a quatorze ans d’expérience et sait qu’il n’y a qu’une seule explication : une crise majeure qui encombre le réseau. En 2016, au moment du Flash, il lui a fallu six jours avant de pouvoir accéder à son courrier. L’attente est moins longue aujourd’hui, mais le temps de réponse est néanmoins sensible.
Cela fait belle lurette qu’il n’est plus impressionné par le contenu de sa boîte. Cent messages, la routine. La moitié provient sans doute de policiers, de shérifs, de magistrats, de proconsuls, de médiateurs et d’autres officiels l’informant que leurs recherches se poursuivent, sans résultat pour l’instant. Plus quelques nouveaux venus, et des anciens partant à la retraite et lui confiant que leurs successeurs risquent de ne pas être à la hauteur.