— J’ai adoré Massacre en vert. C’est mon préféré.
— Merci, répète Lori avec un sourire radieux.
Elle disparaît du champ, pour être remplacée par Di quelques instants plus tard.
— Carla, que se passe-t-il ?
— Pas mal de choses, j’en ai peur. J’ai appelé Louie il y a quelques heures, et il m’a communiqué une partie des données relatives à la concentration de méthane qu’ont recueillies les satellites.
— Toujours aussi romantique.
— Oh, la ferme. C’est important. Les chiffres qu’il m’a donnés sont nettement plus élevés que ceux de la NOAA, et cela résulte d’une erreur systématique : quelqu’un a divisé par huit certaines données importantes avant de les transmettre. Je veux savoir ce qui se passe et pour quelle raison… et si tu n’es pas dans le coup, je veux te donner les vrais chiffres.
Di a l’air sonné, mais elle ne saurait dire s’il est surpris par cette information ou par le fait qu’elle ait pu l’obtenir.
— Quels sont ces chiffres ? demande-t-il.
Elle les lui communique, puis lâche la deuxième de ses trois bombes.
— Quand tu entreras ces données dans ton ordinateur, demande-lui donc une carte des isothermes du Pacifique.
— Pourquoi ?
— Parce que notre modèle se contente de calculer la surface des zones de formation de cyclones prises une par une. En règle générale, ça suffit amplement et ça marche sans problème, parce que lorsque les changements ont peu d’amplitude les zones ne bougent que d’une centaine de kilomètres environ.
Elle lui apprend que tout le Pacifique peut dorénavant être considéré comme une seule zone de formation.
— Réfléchis, Di : plus un cyclone se déplace, plus il devient puissant. Jusqu’ici, on n’en a jamais vu un parcourir trois mille kilomètres sans quitter sa zone de formation. Quand un ouragan dévaste la côte est des USA, il cesse de sévir dès qu’il a traversé la Floride. Mais cet été, on va voir des cyclones parcourir dix ou douze mille kilomètres avant de toucher terre… et peut-être verra-t-on l’un d’entre eux foncer vers l’Europe après avoir démoli New York.
— Un instant, Carla, la situation est grave mais pas à ce point. Les cyclones se déplacent d’est en ouest. Ils finiront toujours par toucher terre…
Le moment est venu de lâcher la troisième bombe.
— Ils se déplacent aussi vers le pôle. Et une fois qu’ils auront dépassé la latitude trente-deux ou environ, les courants directeurs auront tendance à les pousser vers l’est. On risque de voir l’un d’eux passer l’été à tourner en rond sans perdre un iota de sa puissance.
Ce qui caractérise l’information, c’est qu’elle peut être volée un nombre de fois quasiment illimité. Lorsqu’il est devenu évident que tel météorologue de la NOAA était placé au point focal de la crise, son opinion – du genre « voici ce qui va probablement se passer » – est devenue une information, donc une donnée valant la peine d’être volée. C’est ce qu’ont fait une douzaine de programmes de surveillance, relayés chacun par plusieurs douzaines d’autres programmes dans plusieurs centaines de commutateurs, si bien qu’à présent presque tous ceux qui ont une importance quelconque savent que Diogenes Callare est quelqu’un d’important. Lui-même est l’une des rares personnes à l’ignorer encore.
Il n’a pas remarqué que ses supérieurs le traitaient avec force ménagements, ni qu’il était constamment surveillé par des agents du FBI.
Ce qu’il a remarqué, c’est qu’on le laissait ignorer pas mal de choses, comme si personne ne souhaitait qu’il aboutisse sur quoi que ce soit. L’appel de Carla Tynan lui fait prendre conscience de sa situation, et il a passé suffisamment de temps à Washington pour comprendre que, si on lui cache tant de choses, c’est parce qu’il est plus important qu’il ne le croit. De là à sombrer dans la paranoïa, il y a une sacrée marge, mais comme le dit un proverbe centenaire : ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque que personne ne vous en veut.
Lorsqu’il raccroche, il repense à une douzaine de petits détails… ce rapport de mesure qu’il a classé sans suite en le jugeant trop alarmiste – et qui a disparu de son bureau. Ces deux ou trois types qu’il n’avait jamais vus à la NOAA, qu’il croyait être de nouvelles recrues, et qui passent le plus clair de leur temps au téléphone et ne semblent guère versés en météorologie. Ce nouveau superviseur qui s’est fait expliquer que la formule du méthane est CH4 et que ce gaz est opaque aux infrarouges.
Il comprend soudain qu’une foule de datarats doivent rôder dans les nœuds les plus proches et que leur nombre s’accroît en permanence. Il ignore l’existence des quatre types planqués autour de sa maison – et des deux autres qui les surveillent et attendent qu’ils fassent une gaffe –, mais il les remarquera en sortant de chez lui le lendemain matin.
Di Callare se lève et se passe une main dans les cheveux. Il repense à toutes ces années de routine où il ne s’est pas passé grand-chose ; à la nuit où la capitale a été détruite par un feu nucléaire, à la longue année durant laquelle on l’a rebâtie et où il a fini par comprendre que les Bérets bleus ne rentreraient jamais à la maison ; et à l’évolution qu’a subie Washington, qui est passée de l’état de ville crasseuse et dangereuse à celui de haut lieu de l’intrigue, comme l’étaient jadis Vienne, Berlin ou Bucarest, un lieu où le pouvoir s’amasse et se coagule dans les recoins les plus sombres, un lieu où quatre de ses amis sont morts à l’issue d’étranges accidents et où trois autres ont disparu sans laisser de traces.
— Et c’est au tour de la NOAA, bordel, marmonne-t-il.
Il se retourne aussitôt, puis se rappelle avec soulagement que Nahum est endormi et ne l’a pas entendu jurer. Il pousse un long soupir et va voir ce que fait Lori.
Elle est penchée sur son clavier et pianote avec acharnement. Il a renoncé à lui demander pourquoi elle utilise cette antiquité alors que les logiciels de dictaphone sont désormais au point ; l’explication qu’elle lui donne – les lecteurs sont rapides et n’entendent pas le son des mots, si bien que son rythme doit être celui de l’écrit plutôt que celui de l’oral – lui demeure incompréhensible, mais d’un autre côté, jamais il n’est parvenu à lui expliquer la nature du jet stream. Disons qu’elle sait ce qu’elle fait et restons-en là.
Il s’avance à pas de loup et lit par-dessus son épaule : … mais personne n’était là pour entendre ses cris, ses hurlements, même lorsque l’homme aux yeux si doux commença à lui entailler la peau autour du sein…
Di Callare grimace, écarte les cheveux de sa femme, l’embrasse sur la nuque. En temps normal, elle déteste être interrompue en plein travail, et en temps normal, il respecte ses vœux, mais il a besoin de la toucher et espère qu’elle le comprendra.
Lorsqu’elle se retourne pour l’embrasser sur la joue, elle a les larmes aux yeux.
— Mauvaises nouvelles ? demande-t-elle.
— En effet. Tu as entendu ce que m’a dit Carla ?
— Elle m’a dit que ça allait être grave, explique Lori dans un murmure.
Il plisse les lèvres en signe de contrariété : Carla devrait pourtant avoir assez de jugeote pour ne pas dire à Lori que…
— Ne lui en veux pas, dit celle-ci. C’est moi qui lui ai demandé ce qui se passait. C’est une de tes meilleures amies, tu sais – peut-être pas la plus proche, mais sans doute une des plus loyales. Et je l’aime pour ça.
Il agrippe Lori par la taille et l’emporte dans leur chambre ; naguère, quand il accomplissait ce rituel, en grande partie pour lui prouver qu’il en était encore capable, elle lui disait que c’était « une scène de cinéma classique, celle où le jeune premier emporte la jeune première et où le spectateur comprend ce qu’ils vont faire – juste avant que le train entre dans un tunnel ou qu’un avion apparaisse dans le ciel…».