Il sourit en y repensant. Ils font l’amour durant un long moment, comme s’ils voulaient mémoriser chacune de leurs caresses.
Jesse a passé trois semaines à Tapachula lorsqu’il persuade enfin Naomi de lui rendre visite. D’abord, tout semble se passer à merveille ; son boulot et son petit appart paraissent la ravir, et elle le félicite d’avoir fait de nets progrès dans son mode d’existence. Il a au moins réussi à lui faire croire qu’il est devenu un authentique gauchiste.
Mais le soir venu, alors qu’ils sont assis côte à côte sur le sofa et qu’il tente de l’embrasser, elle s’écrie :
— Oh, mon Dieu, Jesse, non, non ! Je ne peux pas. J’ai eu tant de mal à me remettre de toi la première fois.
— Eh bien, ne cherche plus à te remettre et prends ton plaisir.
— Si seulement c’était possible.
— Pourquoi est-ce impossible ?
C’est la première fois qu’il la voit perdre son calme.
— Parce que tu es peut-être le genre de mec qui ne souhaite qu’une chose, que je prenne mon plaisir, c’est ça ? Que tu ne penses qu’à toi, c’est déjà assez grave, mais pourquoi faut-il en plus que tu veuilles que je ne pense qu’à moi ? Je n’arrive pas à y croire : tu voudrais que je sois égoïste, centrique et linéaire !
Et ils passent les heures suivantes à parler philosophie. Quand Jesse finit par s’endormir, non seulement il est épuisé mais de plus l’appart est trop petit pour qu’il puisse se permettre de se soulager avec sa main. Le lendemain, Naomi disparaît à bord d’un petit avion qui laisse un sillage vertical dans le ciel d’azur. Elle aura atterri à Tehuantepec avant que le combino de Jesse l’ait extirpée de l’embouteillage.
Il réussit cependant à la convaincre de revenir le voir, et puis, dans un des petits cafés du Zócalo, il commet l’erreur de lui suggérer qu’un peu de plaisir ne risque pas de nuire à son mode de vie, et voilà qu’elle se met à pleurer et, mais oui, elle le frappe (pas très fort, elle n’a aucun entraînement). Elle lui jette le contenu d’un pichet de bière dans un fracas de vaisselle, hèle un taxi et disparaît avant qu’il ait eu le temps d’éponger son visage couvert d’alcool poisseux.
Il relit le contrat qu’il a passé avec TechsMex et découvre qu’il est coincé ici pour les six prochains mois, à moins qu’il ne verse une indemnité de rupture équivalente à deux fois le prix d’une voiture neuve. De toute façon, ses élèves lui auraient manqué. Ce sont des types formidables – la preuve, c’est que trois d’entre eux ont observé la scène au café et qu’il n’a droit à aucune remarque durant les jours qui suivent. Comme si la mémoire collective, la banque de ragots de Tapachula avait subi l’équivalent du Flash.
Avec Jesse dans le rôle des ruines du Duc.
— Et voilà, dit Glinda Gray à John Klieg. Insiste sur ce point avec les Sibériens. Il y a Ariane 12, Delta Clipper III, le K-4 japonais, quelques avions spatiaux militaires à peine capables de transporter leurs équipages, et aucun lancement lourd tant que le NAOS n’aura pas fait décoller le Monstre. En théorie, les Russes ou les Chinois pourraient se remettre à fabriquer des boosters grand modèle, mais ils seraient obligés de repartir de zéro.
» Bref, la situation est idéale. Ariane est lancée depuis les Antilles, Delta Clipper III depuis la base Edwards et le K-4 depuis Kageshima. Tous ces sites sont vulnérables… mais pas autant que Kingman Reef où est basé le Monstre. D’après nos ingénieurs météo, tous les lanceurs susceptibles d’emporter plus de deux hommes cesseront d’être opérationnels à la fin du mois de juin.
— Pigé, dit Klieg.
Il détaille Glinda des pieds à la tête ; elle est vêtue d’un tailleur en cuir rose pâle et de souliers assortis. Le genre de tenue qui fait riche, ce qui est parfait quand on a affaire aux Sibériens.
— Rappelle-toi ce qu’a dit le conseiller culturel, lui dit-il. Prends l’air énamouré d’une esclave sexuelle.
Glinda lui lance un sourire.
— Tu sais bien qu’il n’y a qu’un seul homme au monde pour me faire cet effet, mon chéri…
Klieg sent son cœur battre plus fort. Cette réunion sera déterminante : la moitié des officiels de haut rang de la République sibérienne ont consenti à se rendre à Islamabad, la ville la plus proche conciliant les impératifs de discrétion qui leur sont chers et le confort occidental auquel il tient. Les sommes qu’il a engagées jusqu’ici représentent le quadruple du capital de départ de GateTech.
Heureusement que Glinda est là. C’est la partenaire idéale pour ce genre de plan ; elle n’oublie aucun détail, coordonne toutes les phases du processus, et en plus elle est prête à jouer les concubines évaporées pour décrocher le contrat.
Et ce contrat est le sien tout autant que celui de Klieg. Ces derniers temps, a-t-il remarqué, il fait de plus en plus de projets d’avenir : il se demande dans quelle université inscrire Derry, quel type de maison leur sera nécessaire pendant ses années de lycée, puis quand elle aura pris son envol, et finalement quand ils auront pris leur retraite. Il adore planifier.
Il attire Glinda contre lui ; ses talons sont si hauts qu’elle a du mal à ne pas perdre l’équilibre, et comme elle est presque aussi grande que lui, ils se contentent de s’effleurer les lèvres avec tendresse.
Randy Householder n’arrive pas à y croire, mais il a enfin réussi. Une ouverture, après toutes ces années. Cinq de ses datarats lui affirment que Harris Diem se dissimule derrière deux ou trois acheteurs de bandes clandestines. Cela ne le surprend guère : si quelqu’un est en mesure de mener une enquête secrète, c’est bien Diem. Ce qui le surprend, c’est le temps qu’il lui a fallu pour trouver des traces de cette enquête. Il espère qu’il aura moins de difficultés à pénétrer dans ses dossiers.
Rusée, cette idée qu’ils ont eue de planquer les transactions dans les comptes personnels de Diem.
C’est le datarat qui s’est introduit dans le nœud de la NOAA qui a trouvé la clé ; à présent qu’il dispose d’autres clés, notamment de celle du compte bancaire, ça va aller plus vite. Cela prendra quand même quelques semaines, bien entendu, car il doit attendre que les fichiers soient en ligne pour y accéder, et certains d’entre eux sont vieux de plus de dix ans.
Randy s’en contrefiche. Sa longue traque lui a appris la patience. L’espace d’un instant, il se demande à quoi ressemblera sa vie une fois qu’il aura retrouvé le commanditaire du meurtre de Kimbie Dee. Le monde lui-même existera-t-il encore ?
Comme il commence un peu à oublier le visage de sa fille, il passe l’heure suivante à la regarder sur un vidéodisque ; il la voit grandir, s’émeut de sa beauté, la retrouve en cours moyen parmi les pom-pom girls de l’équipe de foot (comme elle était belle !)…
Cut sur le plan tourné à la morgue : visage tuméfié, soutien-gorge serré autour du cou, ventre et cuisses ensanglantés.
— Ça ira, murmure Randy.
Il ne parle plus très souvent, excepté quand il est en ligne. Il ne sait même plus où se trouve Terry – elle s’est remariée et a eu deux ou trois autres gosses.
— On l’aura, Kimbie Dee. Un jour ou l’autre.
Les datarats jaillissent de son ordinateur, son antenne les envoie sur un satellite, et de là ils envahissent les liaisons laser, radio et fibrop. La voiture se dirige vers Austin – les informations qu’il a piratées dans les fichiers de Diem le portent à croire que les archives de la police locale risquent de s’avérer intéressantes.