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Il fait sombre dans le Kansas, mais Randy s’en fiche. Il désactive le terminal et finit par s’endormir. Les phares fouillent les ténèbres et n’y trouvent que la route.

II

Vortex

Juin-juillet 2028

Rares sont les endroits du globe à être plus déserts que le point situé à 8o N 142o O. En termes de latitude, 0 correspond à l’équateur, 90 au pôle. En termes de longitude, 0 correspond au méridien de Greenwich et 180 à la ligne de changement de date.

Le point considéré se situe donc à huit degrés nord – tout près de l’équateur – et à cent quarante-deux degrés ouest – bien loin de Greenwich. Outre l’intersection de deux lignes imaginaires, on y trouve surtout de l’eau et de l’air.

Au fond de l’océan, à moins quatre mille huit cents mètres, on ne trouve que des ténèbres absolues, un froid glacial et une pression élevée ; le plancher boueux forme un moutonnement de collines qui se transforment en montagnes plus à l’ouest. Quelques cadavres descendent parfois de la surface, mais ils sont fort rares ; cette région est un véritable désert marin.

La température n’augmente que lorsqu’on se rapproche de la surface ; les cent cinquante derniers mètres appartiennent à un univers d’air et de lumière, mais la nourriture est si rare dans le coin que les eaux sont claires, chaudes et désertes.

Au-dessus de l’eau, la température de l’air saturé de méthane s’est considérablement accrue durant la longue journée équatoriale ; l’eau chauffée par le soleil a renvoyé sa chaleur excédentaire sous forme de rayons infrarouges, mais comme le méthane est imperméable à ces rayons, l’air a conservé la majorité de cette chaleur et l’a renvoyée à l’eau.

La surface de l’océan est agitée par de petites brises et par le grand tourbillon des alizés ; il arrive qu’un peu d’air chaud prenne de l’altitude, qu’un peu d’air frais descende pour venir caresser les vagues. Le hasard veut que l’air s’amasse à certains endroits, et juste après le lever du soleil – à six heures du matin, heure locale –, c’est ce qui s’est produit à la hauteur de notre point. L’air chaud montant de la mer alentour s’est massé à l’intersection de nos lignes imaginaires, et une petite montagne d’air chaud s’est mise à y pousser.

Cette montagne invisible d’air chaud et humide a tout d’abord culminé à trois mille mètres environ. Il existe des sommets plus élevés dans les Rocheuses.

Mais au-dessus de cet air chaud et humide, on trouve de l’air plus froid et plus sec. Dix-huit kilomètres plus haut – une distance qu’on parcourt en dix minutes sur une autoroute bien dégagée –, se trouve une autre ligne imaginaire, la tropopause. Au-dessous de la tropopause, la température diminue avec l’altitude, en fonction de la baisse de pression et de l’éloignement de la surface terrestre ; au-dessus de la tropopause, les rayons ultraviolets réchauffent l’atmosphère raréfiée, de sorte que la température augmente avec l’altitude, les couches supérieures recevant plus d’ultraviolets que les couches inférieures (qu’elles protègent au demeurant). Si bien que la tropopause peut être en un sens assimilée à un isotherme – elle représente l’altitude à laquelle l’air atteint sa température minimale.

Mais la tropopause n’est pas tout à fait aussi imaginaire que les méridiens et les parallèles. C’est une ligne beaucoup moins arbitraire ; l’air qui se trouve en dessous a du mal à passer au-dessus. Imaginez des cubes en plomb, en bois et en mousse ; si vous les empilez dans cet ordre, vous obtenez une structure stable et difficile à renverser ; si vous placez le cube en plomb au sommet et le cube en mousse à la base, votre structure ne tiendra pas longtemps.

L’air froid est lourd comme le plomb ; l’air chaud est léger comme la mousse. Dans la troposphère, l’air chaud est en dessous et le système est en mouvement constant ; dans la stratosphère, l’air chaud est au-dessus et le système résiste aux perturbations. Quand un courant d’air chaud s’élève dans la troposphère jusqu’à atteindre la tropopause, il ne peut pas franchir celle-ci pour passer dans la stratosphère, et il se répand comme une flaque sous la tropopause.

Tout comme la surface de l’océan, le plafond de la tropopause est constamment agité de vents et de courants ; tantôt ils additionnent leurs forces et tantôt ils les annulent. Ce matin-là, à 7 h 45 heure locale, juste au-dessus de notre montagne d’air, les vents ont soufflé tous azimuts en dessous de la tropopause.

Si bien que notre masse d’air chaud, qui avait déjà tendance à s’élever, a subi des pressions sur ses flancs en même temps que la pression diminuait à son sommet. Telle une bulle montant à la surface d’une casserole d’eau bouillante, la montagne d’air chaud s’est détachée de la surface de l’océan, a monté jusqu’à la tropopause et y a été dispersée par les vents qui soufflaient à cette altitude.

En disparaissant, cette montagne a laissé un vide… qui a aussitôt été comblé par une nouvelle masse d’air chaud, laquelle a formé une montagne plus élevée que la première, qui a aussitôt subi le même sort, donnant naissance à une troisième montagne…

Au niveau de la mer, dans un rayon de cinquante kilomètres, l’air s’est précipité vers le point situé à 8o N 142o O, puis l’air a fui ce point une fois parvenu au niveau de la tropopause.

Et la force de Coriolis – une force entraînant le déplacement des objets sur la surface terrestre, causée par la rotation du globe, grâce à laquelle il est délicat de lancer un missile et quasiment impossible de jouer au ping-pong sur un manège en mouvement – a incliné vers l’ouest la trajectoire du vent se déplaçant vers le nord, vers l’est celle du vent se déplaçant vers le sud ; si bien qu’à 9 h 10, notre masse d’air en mouvement décrivait une spirale dont le centre était le point de pression minimale. Sa vitesse atteignait désormais 100 km/h.

Sur sa course en spirale, l’air accumulait la chaleur venue de la mer, gagnait en vitesse, se faisait plus dense autour de la colonne centrale ; l’air chaud avait de plus en plus de peine à s’introduire dans cette colonne, à présent large de plusieurs kilomètres, et à prendre de l’altitude.

Le déplacement d’une telle quantité d’air chaud vers des hauteurs plus froides a eu d’autres effets. Lorsque l’air venu des altitudes se disperse, se refroidit et redescend, l’eau a tendance à se condenser, et des nuages orageux se sont formés tout autour de la colonne d’air chaud, donnant à celle-ci l’aspect d’un gigantesque champignon ; sous l’effet de la chute de l’air froid et de la force des vents, les cumulo-nimbus présents dans les environs se sont mis en formation de tempête, leur circulation a engendré d’énormes différences de potentiel électrique, et l’océan est maintenant recouvert d’un ciel de plomb parsemé d’éclairs et d’averses.

L’instant est arrivé.

L’air tournant en spirale autour de la base de la colonne est devenu trop dense pour laisser passer quoi que ce soit ; la muraille d’air qui entoure la colonne tourne de plus en plus vite et s’élève de plus en plus haut, donnant naissance à de véritables tourbillons. La colonne centrale, privée de tout apport d’air, se vide jusqu’à ce qu’il y règne une pression bien au-dessous de la normale ; l’air montant en spirale autour d’elle atteint la tropopause et se met à pomper l’air chaud avec une efficacité sans cesse croissante.

À mesure que l’air se déploie au sommet de la tempête, la base de celle-ci en aspire de plus en plus. La vitesse de rotation de la spirale augmente à chaque minute. Le rayon d’action de la tempête augmente en conséquence.