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Jesse hoche lentement la tête et dit :

— Tu as raison.

— Évidemment que j’ai raison.

— J’ai passé trop de temps ici à boire et à penser à elle, c’est ça ?

— Tu as passé trop de temps à penser à elle, en tout cas.

— Dans ces conditions, je ferais mieux d’aller dîner et de me coucher de bonne heure.

— Je perds un ami et un compagnon de beuverie, mais c’est ta santé, Jesse, dit José, le visage grave. L’amitié, c’est important, mais le plus important c’est que tu te remettes. Si tu te sens mieux, et si tu arrives à te passer de bière pendant quelques jours, peut-être qu’on pourrait aller faire un tour sur la côte : on passera la matinée à pêcher et l’après-midi à draguer les gringas en maillot de bain ; tu leur feras la conversation, et moi je m’occuperai de la partie physique. Mais pense d’abord à te soigner, tu n’as pas l’air en forme ces temps-ci.

Jesse se lève et pose sur la table une somme suffisante pour payer ses consos et une partie de celles de José.

— Je ne m’étais pas aperçu que j’avais de vrais amis dans ce coin.

— Nous sommes plus avancés que les Américains en matière de bière et d’amitié. D’un autre côté, vous nous êtes supérieurs pour ce qui est des hamburgers et des films policiers.

José prononce cette déclaration avec une telle solennité que Jesse est pris de fou rire. Lorsqu’il s’est calmé, José se lève, pose un peu d’argent sur la table et dit :

— Faisons donc quelques pas ensemble.

Lorsqu’ils s’engagent dans l’avenida illuminée qui borde le Zócalo au nord, Jesse se surprend à regarder pour la première fois les femmes qui lui lancent des œillades ; aussitôt, elles détournent les yeux en gloussant. S’il décidait de sourire à l’une d’elles, se dit-il, elles cesseraient sans doute de lui prêter attention.

José a remarqué son manège et il lui pose une main sur l’épaule.

— Tu vois, c’est beaucoup plus facile de guérir quand on se conduit comme un Mexicain.

Ils se séparent un peu plus loin et Jesse constate avec plaisir qu’il est moins bourré qu’il ne le croyait et qu’il va sans doute dormir à poings fermés ; comme il est encore tôt pour la cena et comme il n’a pas faim, il décide de regagner son bungalow et de s’y reposer.

Alors qu’il pénètre dans une ruelle obscure, il voit se diriger vers lui une femme aux cheveux roux. Sa présence est suffisamment incongrue pour qu’il se retourne sur son passage afin de mieux l’examiner ; elle porte un chemisier de flanelle trop grand pour elle, une ample jupe de toile et des sandales. Bref, l’allure d’une enseignante en mission de coopération, mais Jesse connaît presque tous les Norteamericanos à cinquante kilomètres à la ronde – les diverses agences organisent fréquemment des soirées communes – et il ne se rappelle pas l’avoir vue auparavant.

Ce n’est peut-être qu’une touriste, bien entendu, mais de nos jours seuls les Gauchistes portent ce genre de tenue, et jamais les Gauchistes ne s’abaissent à faire du tourisme – quand ils partent à l’étranger, c’est pour y travailler ou pour y répandre la bonne parole. Il y a de grandes chances pour qu’il ait affaire à une nouvelle venue… et à en juger par l’exemple de Naomi, elle est sûrement attifée ainsi pour dissimuler des formes avenantes. On ne pourrait l’accuser de préméditation, mais il décide néanmoins de saisir l’occasion qui se présente à lui.

— Hé, vous n’êtes pas d’ici, vous.

Il s’est exprimé en anglais, espérant qu’elle vient des USA, de l’Ontario, du Pacificanada ou de l’Alaska plutôt que du Québec.

— Vous avez trouvé ça tout seul ? réplique-t-elle.

Mais le sourire qu’elle lui lance atténue son sarcasme. Ce sourire est familier à Jesse, et il se rapproche d’elle pour voir s’il la reconnaît.

Elle recule d’un pas et, l’espace d’un instant, il se demande s’il ne lui a pas fait peur – à moins qu’elle ne souhaite pas être reconnue, vu qu’elle s’est arrangée pour plonger son visage dans l’ombre. Ses cheveux sont d’un rouge vif à la lueur des réverbères, le genre de nuance que seule confère une injection.

Il reste immobile mais lui dit :

— Vous travaillez pour une des organisations qui opèrent dans le secteur ? On se retrouve tous de temps en temps et je vous aurais reconnue si vous n’étiez pas nouvelle.

— Eh bien, je ne suis pas vraiment une nouvelle venue – ça fait un moment que je suis en vacances dans le coin –, et si je suis déguisée ainsi, c’est pour dissimuler mes formes aux regards des machos qui pullulent dans la région et qui sont déjà attirés par ma peau blanche et mes cheveux roux. En règle générale, j’arrive à me promener le soir sans être importunée, à condition d’éviter certaines rues.

— Oh… euh… excusez-moi, dit Jesse, qui se retourne pour s’en aller.

— Ce n’est pas grave, ne vous sentez pas visé. Mais si c’est ma silhouette qui a attiré votre attention, je me dois de vous dire que je suis plus âgée que vous. J’ai dépassé la trentaine, et je pense que vous cherchez une fille plus jeune.

Elle fait un pas vers Jesse, qui remarque la présence à peine perceptible de fines rides autour de ses yeux et de la commissure de ses lèvres ; en outre, quelque chose dans son expression suggère qu’elle a déjà bien vécu et bien souffert. Il se sent soudain dans la peau d’un petit garçon.

Mais elle est quand même bien roulée, et il bafouille :

— Euh… si vous me trouvez trop jeune, eh bien tant pis, mais personnellement, je ne vous trouve pas trop vieille.

Cette déclaration lui vaut un sourire, un sourire si chaud, si amical qu’il se détend aussitôt. Cette rencontre est peut-être bizarre, mais elle est néanmoins intéressante.

La rousse fait un pas de plus vers lui, et il comprend qu’elle a envie de flirter un peu, mais sa manière diffère radicalement de celles des filles de sa connaissance. Plutôt que de le laisser dans l’incertitude, elle affiche franchement ses intentions, et il a l’impression qu’elle est plus intéressée que lui ; ce qui n’est pas peu dire.

— C’est vraiment adorable de votre part, lui dit-elle. Puis-je vous demander… je vais vous paraître stupide et arrogante… savez-vous qui je suis ?

— Vous n’êtes ni stupide ni arrogante, dit-il en se rapprochant à son tour. Vous me dites quelque chose, peut-être que je vous ai connue il y a longtemps…

— Vous ne vous êtes jamais branché sur Quaz ou sur Rock ?

Il en reste bouche bée ; c’est la première fois de sa vie que ça lui arrive, et il a de la chance que sa réaction se limite à cela, car il sent ses jambes devenir flageolantes et se croit sur le point de tomber dans les pommes.

— Vous êtes Synthi Venture ?

Il n’arrive pas à y croire : qu’est-ce qu’elle peut bien faire dans un trou perdu comme Tapachula ?

— Pour le moment, je suis Mary Ann Waterhouse et je suis en vacances. Mais, oui, c’est ainsi que je gagne ma vie. Alors, est-ce que… euh…

Elle écarte les jambes et se cambre ; ses seins semblent jaillir sous le tissu de son chemisier et ses hanches se mettent à onduler.

Jesse se félicite de l’heure tardive, car l’obscurité dissimule en partie le rouge qui lui monte aux joues ; il se sent de plus en plus dans la peau d’un gosse. Quand il ouvre la bouche, sa voix est suraiguë à ses propres oreilles.

— Vous étiez ma préférée quand j’étais au lycée.

— C’est-à-dire il y a trois ou quatre ans, pas vrai ? dit-elle avec un sourire malicieux. Saviez-vous que les images étaient délibérément un peu floues pour que j’aie toujours l’air d’avoir vingt ans ?