Mais dans les circonstances présentes, Crandall est le seul allié dont il dispose pour faire entendre raison à ces putains de bureaucrates, et il se prend d’affection malgré lui pour ce roitelet pompeux à côté duquel lui-même semble si sensé.
— La base survivra si elle n’est pas totalement démolie, déclare Crandall d’un ton ferme. Et si nous laissons filer le Monstre, ou si nous le lançons sur une trajectoire d’abandon comme le suggère Mr. Redalsen, alors il ne risquera pas de nous faire sauter. Mais si nous le laissons où il se trouve, à moins de trois kilomètres de nos installations, rien ne nous dit qu’il ne nous retombera pas dessus.
La femme qui les écoute avec attention, dont l’expression est soigneusement composée sur l’écran de vidéoconférence, s’appelle Edna Wheatstone, et si elle a été élue au poste de DG, c’est uniquement parce que sa nomination ne contrariait personne. Dès que Crandall a achevé son speech, que Redalsen approuve d’un hochement de tête, elle prend la parole sans desserrer les lèvres, comme si elle mâchait quelque chose en cachette.
— Je croyais que, si la tour de lancement avait été bâtie au sud-ouest de la station, c’était justement pour qu’un éventuel cyclone ne précipite pas la fusée sur vos installations.
Elle connaît parfaitement la réponse à sa question à demi formulée, et si elle la pose, ce n’est pas pour perdre du temps mais pour disposer d’un enregistrement vidéo grâce auquel elle pourra prouver sa compétence au conseil d’administration.
— J’ai fait l’expérience de deux cyclones en pleine mer, dit Crandall, je vais bientôt en affronter un troisième, et j’ai participé à la rédaction du chapitre qui leur est consacré dans le manuel d’instruction de la Navy. Permettez-moi de vous citer la première phrase de ce chapitre : « Quand on étudie les cyclones dans leur ensemble, on peut discerner chez eux des caractéristiques communes, mais chacun d’eux pris isolément est totalement imprévisible. » Le cyclone dont nous parlons tourne en rond sur nos écrans radar comme un chat qui aurait le feu au cul, et il pourrait nous tomber dessus de n’importe quel azimut, voire tourner autour de nous et nous frapper à deux reprises. Il y a davantage de chances pour que le Monstre s’éloigne de nous plutôt que de nous foncer dessus… mais à peine. Je ne suis pas prêt à parier la vie de mille personnes là-dessus, Ms. Wheatstone.
Elle tapote doucement l’accoudoir de son fauteuil, adopte une expression mi-soucieuse, mi-sévère. Redalsen sait qu’elle leur a imposé cette conférence à seule fin de s’assurer que la décision qui sera prise, quelle qu’elle soit, ne nuira pas à sa carrière, et même s’il comprend parfaitement sa position, il aimerait bien qu’on en vienne enfin au fait.
Le représentant du gouvernement s’appelle Smith ou Collins, un de ces noms qu’on oublie aussitôt qu’on les a entendus, et il insiste pour dire que le gouvernement comprendra la nécessité d’un délai, même si le président Hardshaw a donné des instructions pour que le Monstre soit lancé sans tarder, mais que le gouvernement s’attend à des compensations en cas de délai et qu’il n’est pas disposé à financer deux fusées avec l’argent des contribuables, de sorte que si cette fusée est détruite, il s’attend à recevoir des compensations financières, et en tout état de cause le NAOS ne recevra pas un sou tant que le satellite gouvernemental ne sera pas en orbite.
Vient le tour de l’interlocuteur le plus important, qui pour l’instant garde les yeux baissés, signe certain d’une intense réflexion. Redalsen sait que ce type travaille depuis soixante ans pour la compagnie d’assurances, et que certains de ses collègues embauchés trente ans après lui ont déjà pris leur retraite depuis belle lurette. Les gens comme lui ont la réputation d’être trop vicieux pour mourir. Redalsen a bu deux ou trois bières en sa compagnie, et il s’est rendu compte que cet homme avait passé toute sa vie ou presque à imaginer des catastrophes et à tenter de les prévenir ou d’en atténuer les conséquences.
— Disposez-vous de probabilités chiffrées ? demande l’expert des assurances en se mordant les lèvres et en tiraillant sur son oreille.
— Rien de mesurable à proprement parler, répond Redalsen. Je connais suffisamment la fusée pour affirmer que, si elle se met à dériver et si elle heurte quelque chose, il y a de fortes chances pour qu’elle explose, et je peux aussi vous dire que nous ne disposons pas du temps nécessaire pour vider ses réservoirs.
Crandall opine du chef.
— Je crois que nous pouvons affirmer sans grand risque qu’elle continuera de s’éloigner de nous durant les deux prochaines heures. Nous pouvons y fixer une charge et la faire sauter dès qu’elle sera suffisamment loin de la tour de lancement et de nos installations. Ou alors, comme l’a suggéré Mr. Redalsen, si vous souhaitez tester le site de lancement, nous pouvons la propulser sur une trajectoire suborbitale, à l’issue de laquelle elle retombera dans l’océan à quelques centaines de kilomètres au nord de la base. Chacune de ces deux solutions me convient – je ne souhaite qu’une seule chose : me débarrasser de cette super-bombe.
— Vous êtes du même avis, Mr. Redalsen ?
— Oui. Mais permettez-moi d’ajouter que, si nous procédons à un lancement, cela nous permettra de mieux évaluer les risques pour les prochains.
— C’est bien compris, dit le vieil homme.
Il se tire l’oreille, regarde de côté, se gratte la tête ; ça fait une vingtaine d’années que Redalsen a affaire à lui, et il ne cesse de s’émerveiller de ses manies simiesques.
— Vous avez tous conscience, je l’espère, que même si Industrial Facilities Mutual se range d’ordinaire à mon opinion, le cas qui nous occupe est si grave que la compagnie risque de ne pas me suivre cette fois-ci ?
— À quand remonte la dernière fois où ils ont refusé de vous suivre ?
— À 1998. Ils voulaient assurer un antique réacteur nucléaire soviétique en dépit de risques majeurs. Comme ce réacteur n’a jamais explosé, je dois reconnaître qu’ils ont eu raison de ne pas m’écouter.
— Pensez-vous qu’ils ne vous suivront pas cette fois-ci ? demande le représentant du gouvernement. En ce qui nous concerne, il est essentiel que…
— Que quelqu’un d’autre paie l’addition, dit l’expert des assurances. Je ne peux pas vous promettre qu’on ne présentera pas la note au gouvernement, je peux seulement conseiller au NAOS de prendre toutes les dispositions nécessaires pour réduire les risques, et je peux recommander à la compagnie de rembourser les éventuels dégâts. Notre boulot est d’assurer, pas de rassurer.
Wheatstone et le représentant du gouvernement semblent contrariés, mais Redalsen a ajouté le nom du vieil homme sur la liste des gens raisonnables. Dommage que la décision ne soit pas prise à la majorité absolue.
Wheatstone finit par se lancer.
— Apparemment, le personnel technique et l’expert des assurances sont d’accord pour que nous renoncions à la fusée. Et au moins ne nous a-t-on pas dit que la compagnie d’assurances refusera de payer. Le fait de procéder au lancement présente-t-il des avantages significatifs ?
— Seulement l’obtention de données supplémentaires, dit Redalsen. En principe, elles ne feront que confirmer celles des simulations informatiques, mais ça fait trop longtemps que je suis de la partie pour que je me fie complètement à l’informatique.
Il sait que cette déclaration pourrait être considérée comme subversive : officiellement, le NAOS souhaitait évaluer les capacités du Monstre sans être obligé de le lancer. Mais il souhaite lui aussi que son opinion soit enregistrée : au moins auront-ils eu la chance de procéder à un test.
— Dans quel délai pouvez-vous procéder au lancement ?