Les heures s’écoulent avec une lenteur insoutenable. Vers 20 heures, un aide-cuisinier leur apporte du café et des sandwiches au fromage, « avec les compliments du capitaine ». Ils font une petite pause, cessent l’espace d’un quart d’heure de scruter leurs écrans et d’en commenter les données par radio, tâche qu’ils se sont imposée au cas où (mais mieux vaut ne pas y penser) on ne retrouverait jamais leurs bandes audio, et aussi parce qu’ils sont les mieux entraînés pour repérer la plus infime des variations.
Redalsen affiche sur les écrans muraux les vues prises par les caméras extérieures. Il active l’éclairage de la tour de lancement, n’obtenant pour sa peine qu’une image d’un blanc presque uniforme ; en bas de l’écran, seules quelques bribes de vert sont visibles au sein des eaux écumantes.
Une heure plus tard, ils commencent à entendre le bruit de la tempête. Officiellement, la pression atmosphérique est proche de huit cents hectopascals. Les creux sont de plus en plus importants et, sur les écrans mesurant la résistance des matériaux composant la tour de lancement, on voit de plus en plus de rouge : au-dessous de la surface, la force des courants menace d’arracher la tour à ses fondations d’acier.
À 22 heures, on observe des vibrations dans les tasses de café que personne n’a bues. Gladys Hmau se met à pâlir, et Redalsen lui pose une main sur l’épaule en regardant son écran.
— L’œil du cyclone va passer loin de nous, lui dit-il.
— Oui, mais si ce truc s’effondre, on va tous y passer, marmonne-t-elle. Vous ne sentez pas le sol ?
Il reste immobile quelques instants, perçoit une vibration à travers les semelles de ses souliers.
— Impressionnant.
— Pas autant que ce qui se passe à la tour, dit Silverstein. Tous les voyants sont au rouge, patron ; je crois bien qu’elle va nous lâcher.
— Ça me contrarierait un peu, mais mieux vaut elle que nous. Où est situé le point de rupture ?
— Le stress est maximal à soixante mètres au-dessous du niveau de la mer. Ce qui ne veut pas dire grand-chose étant donné les…
Le sol est agité par une violente secousse, et Redalsen tombe à genoux. On entend une demi-douzaine de cris. Comme il se relève, un nouveau choc se produit, aussi violent que le premier, et l’éclairage comme les écrans subissent une brève baisse de tension.
— Passez-moi le pont. Et activez les caméras de la tour qui sont encore en état de fonctionner.
— Euh… à propos de la tour…
— Où a-t-elle cassé ?
— Juste au-dessus de la surface. Ça ne cède jamais là où le maximum de stress est atteint, n’est-ce pas ?
— Aucune idée : c’est la première tour de lancement que je perds. Et les fusées partent dans tous les sens quand elles partent. Vous avez contacté le pont ?
— La ligne est hors d’usage.
— Génial. Restez à vos postes. Je vais faire un tour là-haut pour établir une autre liaison.
Redalsen fonce vers la porte ; il espère que ses hommes n’auront pas deviné la vérité, à savoir qu’il va vérifier si le pont est encore là.
Alors qu’il s’engage dans l’escalier, il remarque que le groupe électrogène principal ne les a pas encore lâchés. Les marches frémissent sous ses pieds à deux reprises, mais comme la structure semble solide, il ne cède pas à la panique – du moins jusqu’à ce qu’il arrive au niveau du pont et entende les hurlements du vent dans la station. L’escalier est agité d’une violente secousse et les lumières s’éteignent ; l’éclat bleu de l’éclairage de secours apparaît aussitôt, et ce qui était un hurlement suraigu devient un gémissement grave.
Il pousse la porte donnant sur le couloir conduisant au pont et sent un courant d’air lorsqu’il approche de celui-ci. Il se campe sur ses jambes et tire la porte ; elle manque le renverser en s’ouvrant.
Il s’engouffre dans l’embrasure, se retourne aussitôt et referme la porte non sans mal ; le vent se calme, et il aperçoit Crandall et ses hommes planqués derrière les consoles. L’une des baies vitrées donnant sur l’est a craqué, le verre plastifié s’est fendillé sur plusieurs couches, évoquant l’image d’une poutre brisée, et présente une ouverture grosse comme le bras qui va en s’élargissant.
— Vous arrivez juste à temps, Mr. Redalsen – nous allions tenter de colmater cette fuite et nous avons besoin d’une paire de bras supplémentaires.
Crandall est obligé de hurler pour se faire entendre, mais il semble plus impassible que jamais.
— Voulez-vous nous rejoindre et vous rendre utile ? conclut-il.
Redalsen s’exécute, constate qu’ils ont préparé une rustine à réchauffement automatique… qui devrait faire l’affaire à condition qu’on la maintienne en place pendant une bonne minute. Il hoche la tête, et les hommes se mettent en mouvement, progressant à croupetons afin que le vent n’emporte pas la rustine, puis hissant celle-ci une fois qu’ils sont parvenus près de la baie vitrée, la moitié d’entre eux plaquant la rustine contre le verre plastifié pendant que l’autre la fait glisser vers le haut jusqu’au niveau du trou. Crandall actionne le mécanisme et le pourtour de la rustine se soude à la vitre en rougeoyant. Ils continuent de maintenir la pression, mais le vent a cessé de souffler et, même si leur tâche n’en est pas moins ardue, la disparition soudaine du souffle et des embruns semble décupler leurs forces.
La rustine cesse de rougeoyer, redevient translucide ; le processus de soudure est endothermique et absorbe presque toute la chaleur dégagée. Au bout d’une minute, Crandall palpe le pourtour de la rustine et déclare :
— C’est froid. Okay, à trois on lâche, mais écartez-vous car si ce truc se décolle, ça risque d’être dangereux. Un, deux, trois.
Ils lâchent tous la rustine, poussent un soupir de soulagement en constatant qu’elle tient.
— Je présume que vous êtes venu me dire que vous aviez perdu le contact avec le pont ? demande Crandall en regagnant son siège.
— En effet, mais je souhaitais aussi m’informer sur la situation générale.
— Nous avons eu droit à deux ou trois bourrasques inattendues. L’une d’elles a frappé la troisième galerie est, qui se trouve quatre-vingts mètres au-dessus de la ligne de haute mer. Mais nous tenons le coup. Je me sentirais mieux si je pouvais faire virer de bord cet ersatz de plate-forme pétrolière, mais nous tenons le coup, du moins pour le moment, même si les hydrauliques des piliers talonnent à chaque vague.
L’écran devant eux affiche soudain une estimation des dégâts.
— Le plus grave, poursuit Crandall, ce sont les vitres brisées – elles laissent entrer le vent et diminuent la résistance de la station – et les conduits que ces crétins d’architectes ont fait courir à l’extérieur : ils se cassent à chacun de leurs points les plus vulnérables au vent. Comment ça se passe à la salle de contrôle ?
— Nous n’avons plus rien à contrôler – la tour n’a pas résisté à la première vague. Heureusement que nous nous sommes débarrassés du Monstre. Mais à part ça, tout semble bien se passer. Si vous le souhaitez, je peux vous envoyer des volontaires pour vous aider à réparer les dégâts…
— Je vous remercie. Le pire sera bientôt derrière nous, mais il va nous falloir plusieurs heures pour effectuer les réparations nécessaires, et si nous ne…
Toutes les fenêtres explosent, et Redalsen a le temps de constater que ce n’est pas une masse d’air qui leur déferle dessus mais bien une masse d’eau, puis il heurte un mur et perd connaissance ; il n’a même pas le temps de voir que les murs ont commencé à basculer, et en cela il a de la chance, car la moitié de ses hommes et de ceux de Crandall sont encore conscients quand frappe la deuxième vague, et c’est à ce moment-là que les piliers de béton se brisent et que la station s’abîme dans l’océan, n’arrêtant sa course chaotique qu’une fois atteint le plateau continental ; les moins chanceux, peut-être, sont ceux qui survivent quelque temps grâce à des poches d’air hélas bien précaires. Lorsqu’une aube grisâtre se lève sur l’océan, il reste encore quelques survivants dans les profondeurs, sans parler de ceux qui se trouvent dans l’abri souterrain ; deux jours plus tard, quand un sous-marin de la Navy arrive pour les évacuer, son équipage trouve dans l’abri des hommes, des femmes et des enfants terrifiés mais bien vivants. On ne retrouve aucun survivant dans les ruines déchiquetées de la station. Les plongeurs refusent de parler de ce qu’ils ont trouvé, et la bande vidéo qu’ils ont enregistrée est aussitôt classée top secret.