Ils n’ont pas mis les pieds dans ce restaurant depuis la période précédant le vote de leur budget, mais la serveuse semble les reconnaître et les pilote vers une table du fond. Pendant qu’ils attendent leurs plats, ils devisent de sujets banals, entre autres le sport et la famille ; tout le monde s’enquiert du prochain bouquin de Lori, bien que Mohammed soit le seul amateur de polars du lot, puis on s’extasie sur les dernières photos du gamin de Wo Ping.
Le petit déjeuner s’avère excellent, et Di comprend que c’est en partie parce que les choses vont bientôt se gâter suite à la réunion de ce matin que ses équipiers savourent inconsciemment ce qui est peut-être leur dernier moment de répit… et il s’aperçoit qu’il se sent bien avec eux. Il est prêt à aller jusqu’au bout à leurs côtés et, même si c’est un peu ringard de sa part, il aimerait bien trouver les mots pour le leur dire.
Et puis il y a cette sensation paradoxale d’avoir déjà bien rempli sa journée presque avant qu’elle n’ait commencé… et peut-être est-elle déjà finie, d’ailleurs, peut-être qu’une lettre de licenciement les attend au bureau.
Di décide de se confier à eux lorsqu’on leur sert leur deuxième café, et il est soulagé par leur approbation unanime. Peut-être aurait-il déjà dû leur parler… après tout, ils se trouvent dans un lieu public, à la portée d’un éventuel micro caché. Il décide de ne leur donner que des informations fragmentaires sur les chiffres que lui a transmis Carla, comptant sur eux pour orienter leur travail dans la bonne direction.
C’est aussi à ce moment-là qu’il décide de recontacter cette journaliste, Berlina Jameson, une fois que son équipe aura fait des progrès. L’alliance d’un groupe de scientifiques bien informés et de médias pleins de curiosité devrait étouffer dans l’œuf toute tentative de censure.
Il se demande néanmoins s’il ne court pas de gros risques. L’année précédente, quatre membres du Congrès et un paquet de hauts fonctionnaires se sont fait assassiner. Officiellement, ces crimes ont été attribués à des citoyens pris de démence, mais selon la rumeur, lesdits citoyens étaient en fait manipulés. N’est-il pas en train de trahir sa femme et ses enfants ?
Est-ce plus grave que de trahir l’humanité ?
Il s’aperçoit que tous les regards sont braqués sur lui et se rend compte qu’il a cessé de parler depuis quelques minutes ; sans doute donne-t-il l’impression de rêver les yeux ouverts.
— D’accord, reprend-il. Le problème est similaire à celui du réchauffement global, à une échelle moins importante. Quand assisterons-nous à des effets inédits ? C’est un sujet à la frontière des maths et de la météo – à condition de trouver le bon modèle mathématique pour décrire la bonne situation météo. Comme nous risquons de ne plus travailler ensemble très longtemps, vous allez dès à présent vous diviser en deux équipes. Talley et Mohammed, équipe un, votre mission est de me trouver des effets inédits plausibles – laissez parler votre cœur, c’est autant une question de science que d’intuition. Pete et Wo Ping, équipe deux, mêmes instructions… mais défense de regarder ce que fait l’équipe un. Gretch, vous suivez le travail des deux équipes et vous me transmettez vos rapports. À la fin de la semaine, les deux équipes se communiquent leurs résultats respectifs, et chacune d’elles tente d’infirmer les idées de l’autre. La semaine prochaine, si nous sommes encore ensemble et si on ne nous a pas mutés dans six postes différents, nous devrions avoir dressé une liste de phénomènes prévisibles et les avoir sérieusement mis à l’épreuve entre nous. À ce moment-là, je recontacterai Diem pour le convaincre de transmettre notre dossier en haut lieu et éventuellement de le rendre public.
— Même si… euh…
Talley laisse sa phrase inachevée, mais tous savent ce qu’elle allait demander à Di.
— Oui, dit celui-ci. Même si les nouvelles sont graves et risquent de déclencher des émeutes. Bon sang, on ne peut pas tromper les gens indéfiniment ; que leur dirons-nous quand leurs villes seront détruites : « il n’y a aucune raison de s’affoler » ? Il est grand temps de proclamer la vérité.
Le micro-analyseur planqué dans le restaurant transmet ses paquets de datarats à la vitesse maximale ; Harris Diem découvre la teneur de la conversation quasiment en temps réel. Les fuites vont bien se produire de la façon qu’il avait prévue ; il décide de dépêcher sur les lieux deux ou trois « nourriciers » – des datarats conçus pour localiser d’autres datarats et les nourrir de données ; la CIA les utilise pour ses campagnes de désinformation et les services de police pour traquer les criminels internationaux en se jouant des barrières administratives. Ces nourriciers vont transmettre des informations explosives aux datarats associés au New York Times, à Scuttlebytes et au petit nouveau, Reniflements.
L’heure est venue de mettre Louie Tynan dans la confidence. Diem entre en contact avec lui.
Tynan se montre agacé, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’un militaire de son âge.
— Vous voulez dire que vous êtes au courant depuis le début ? Pourquoi diable n’avez-vous pas décidé de donner les ressources nécessaires au docteur Callare et d’avertir la population ?
— Parce que la moitié de la population ne nous aurait pas crus et que l’autre moitié aurait cédé à la panique. Il nous faut à tout prix une réaction rationnelle.
Tynan se calme aussitôt – le comportement de la populace lui inspire la même méfiance qu’à Diem.
— Et maintenant ? demande-t-il. Je n’aime pas mentir à Carla et je ne suis pas doué pour ça. Et je ne pense pas que…
— Holà, holà, du calme, dit Diem en souriant. J’ai bien l’intention d’informer tout le monde. Pas tout de suite, car j’ai besoin de disposer d’une bonne équipe avant de pouvoir saquer quelques bureaucrates – à commencer par Henry Pauliss, un nom qui vous est sans doute familier – pour les remplacer par des gens compétents. Mais ça ne va pas traîner. Contentez-vous de transmettre les informations, et si un de vos correspondants a peur de se faire prendre, dites-lui de garder le contact jusqu’à ce que l’un de vous soit arrêté – ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt, vous le savez aussi bien que moi.
Tynan proteste pour la forme, mais finit par obtempérer ; heureusement qu’il a l’habitude de recevoir des ordres, se dit Diem, car sinon ce serait sans doute l’homme le plus têtu de la Terre.
En fait, c’est précisément à cause de son entêtement qu’il ne se trouve pas sur la Terre, et cela aussi représente un avantage certain.
— Il y a autre chose, et je crois que ça va vous plaire, poursuit Diem. Nous souhaitons que vous accomplissiez une tâche majeure sur la Lune, et nous vous donnons carte blanche[7] pour ce qui est de la méthode.
— Génial. De quoi s’agit-il ?
— La perte de Kingman Reef a fait réfléchir certains de nos crânes d’œuf, qui ont conclu que les cyclones allaient proliférer cet été et que nous risquions de perdre tous nos sites de lancement. Or nous allons avoir besoin de pas mal de satellites météo. La Base lunaire dispose de ses opérations minières et de ses ateliers cadcam – nous voulons que vous l’automatisiez de façon à pouvoir y fabriquer des satellites et à les placer en orbite terrestre. Nous sommes prêts à vous transmettre les spécifications techniques.