— Combien de temps devrai-je rester là-haut ?
— Vous êtes impatient de redescendre ? Je sais qu’on aurait dû vous remplacer depuis longtemps.
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Combien de temps devrai-je rester là-haut ?
— Hum… Eh bien, jusqu’à ce que la crise soit passée, je pense. Au moins jusqu’à cet automne.
— Dans ce cas, marché conclu.
Diem se dit en raccrochant : voilà un gars qui ne se fait plus aucune illusion mais qui exécute les ordres qu’on lui donne – et en plus, il est prêt à tout pour garder son boulot. Tous les goûts sont dans la nature.
Comme d’habitude, cette expression déclenche un léger bourdonnement dans son crâne, comme si un petit serpent à sonnette s’y était niché. Il pense aux bandes rangées dans sa cave, au dispositif complexe qu’il y a installé… et chasse cette image de son esprit, comme il le fait au moins une fois par heure ces temps-ci.
Jesse sait déjà que Mary Ann Waterhouse est complètement givrée – en fait, c’est à peu près tout ce qu’il sait à son sujet –, mais à présent que son accès de fièvre nympho est passé, elle lui semble d’agréable compagnie. Et les tacos qu’on lui sert – agneau saignant, oignons crus et tomates fraîches – sont succulents, si bien qu’il ne regrette pas son expérience, même si celle-ci est beaucoup trop bizarre pour qu’il puisse jamais en faire un récit crédible.
Et Mary Ann est bien mignonne, à présent qu’elle est vêtue d’une tenue plus discrète et que la lueur des chandelles la rajeunit de quelques années.
— Je pense que je te dois une explication, Jesse, dit-elle pendant le repas, mais pour être franche, je ne sais pas si j’en ai trouvé une. Jusqu’ici, je passais mes journées à prendre l’autocar, à me promener sur la plage de Puerto Madero et à pleurer tout mon soûl quand je n’avais pas envie de hurler. Je croyais que j’allais pouvoir rencontrer des gens ordinaires, comme si j’étais moi-même une personne ordinaire.
— Ton travail doit être vraiment stressant, dit Jesse, conscient de la stupidité de ce commentaire.
— Oui.
Elle passe la minute suivante à mâcher soigneusement sa bouchée, puis reprend :
— Tout le monde le sait, mais la XV n’en parle jamais. Sais-tu ce que c’est que le flou ?
— Euh… ça me dit quelque chose. C’est un truc qui te permet de conserver ton identité, non ?
— Je vois que tu connais la version officielle. Tu veux que je te raconte un truc vraiment horrible ?
Il écarte les bras en signe de résignation ; si c’est pour trouver une oreille amicale qu’elle tourne ainsi autour du pot, il est prêt à l’écouter – même s’il a l’impression de soulever une pierre dissimulant une masse grouillante d’asticots. Et quelque chose en lui est impatient de connaître la vérité.
Mais Mary Ann interprète sa réaction d’une tout autre façon. Elle-même a été choquée de la façon dont elle a agressé ce pauvre garçon – oui, agressé, c’est bien le mot juste. En fait, depuis son arrivée au Mexique, elle se demande si elle va réussir un jour à se remettre ; durant la première semaine de son séjour, elle s’est affublée d’une perruque pour jouer à la touriste, montant au sommet du Tacaná à bord d’une nacelle et effectuant une randonnée dans la forêt tropicale. Puis elle est restée enfermée dans sa chambre pour bouquiner, et ensuite elle a passé ses journées à la plage… et voilà qu’elle se met à agresser les garçons dans la rue. Elle se demande quand elle va toucher le fond.
Mais elle veut être sûre que Jesse ne la quittera pas sur une mauvaise impression.
— Le flou n’a pas grande importance, dit-elle à voix basse. Ce n’est qu’une explication toute faite. Nous sommes aussi sensibles que le commun des mortels, mais seule une infime partie de nos sentiments franchit le barrage de l’interface nerveuse. Et ça n’a rien à voir avec un signal susceptible d’être amplifié… c’est un peu comme une image floue, il ne sert à rien d’allumer la lumière pour mieux voir. Donc… eh bien, pour me résumer, nous devons exagérer tout ce que nous ressentons. Et parfois…
— Vous vous faites physiquement mal ?
— Oui, et nous finissons par nous adapter à cette situation ; seules les émotions intenses sont exploitables.
Elle baisse les yeux ; ce n’était pas là qu’elle voulait en venir.
— Écoute, ça va te sembler idiot, mais… ces derniers temps, tout ce que je dis me paraît idiot si ça ne vient pas d’un script. Mais assez parlé de moi. J’aimerais que tu m’en dises un peu plus sur toi.
Il fait la grimace, mord dans son taco – Mary Ann s’est demandé pourquoi le repas était si copieux, mais la señora Herrera en sait davantage qu’elle sur l’appétit des adolescents – et dit :
— Non, ça ne semblait pas idiot, ça semblait poli de ta part. Tu veux vraiment que je te parle de moi ?
— Il me semble que tout le monde sait ce que je ressens ; ce que je veux savoir, c’est ce que ressent une personne moins perturbée que moi. Vas-y, je t’écoute.
Il hausse les épaules.
— Excuse le cliché, mais la première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à raconter. Quant à la seconde… oh, et puis zut. Je suis venu ici pour enseigner aux classes préparatoires de l’université de Tapachula. Je suis élève ingénieur à l’U d’Az mais j’ai demandé un congé sabbatique. Je travaille avec des gars du coin qui ont besoin de faire des progrès en maths et en physique pour préparer les écoles d’ingénieurs… mais…
Ses yeux se perdent dans le lointain.
— Mais ? encourage-t-elle.
Une petite voix lui souffle que Synthi Venture est mieux à même d’apprécier la situation que Mary Ann. Ce mec est joli garçon – joli, tu parles : il est carrément beau –, et la façon dont la lueur des chandelles joue sur son visage ému… on se croirait dans un documentaire consacré à quelque poète romantique…
— Mais, reprend-il, il y a cette fille.
C’est une histoire fabuleuse, se dit Mary Ann, et ce qui la rend fabuleuse, c’est le fait que ce garçon soit mille fois plus sincère que les gens de son entourage habituel. Il est en train de vivre un grand amour et pense que c’est le seul qu’il vivra jamais. Et il a l’air si triste… et si beau.
Mary Ann se targue d’être aussi intelligente que cynique, et elle a parfaitement raison. Mais ce qu’elle n’admet que rarement, c’est que pour séduire son public, Synthi Venture doit être capable de ressentir les émotions prisées dudit public… conclusion : il y a toujours eu une part de Synthi chez Mary Ann, et cette part n’a cessé de croître au fil des ans. Aussi ringard que cela puisse paraître, elle est profondément troublée par les confidences que lui fait ce garçon, de sorte qu’elle adopte l’attitude la plus séduisante qui soit : elle a l’air fascinée.
Jesse s’en aperçoit, se dit aussitôt qu’elle est douée pour écouter les autres, que c’est la première personne qui semble le comprendre, et à sa grande surprise, il se prend de compassion pour elle – finalement, c’est une brave fille que la vie n’a pas gâtée. Il est fier de pouvoir ainsi lui pardonner… et remarque qu’elle est transfigurée par la lueur des chandelles.
— Mais assez parlé de moi, conclut-il. Tu as sans doute eu ta dose de clichés. Euh… je ne travaille pas demain. Ça te dirait d’aller faire quelque chose de vraiment idiot, comme d’aller te promener sur la plage avec moi ?
— Cela me comblerait.
Elle a un sourire profond, secret, où il lit plusieurs siècles de souffrances tempérés par une grande chaleur intérieure. Il se rend compte qu’ils sont peut-être faits l’un pour l’autre et lui dit :