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— Génial.

Elle adore la façon dont il prononce ce mot – cela lui rappelle des mecs qu’elle a connus au lycée – et elle comprend soudain qu’ils sont sans doute faits l’un pour l’autre.

Comme tout pilote qui se respecte, Louie Tynan n’a aucune patience avec les médecins. Et ceux-ci doivent s’en rendre compte, car ils se manifestent toujours quand il n’a pas le temps de s’occuper d’eux.

Ça fait un bon moment qu’il a affaire au docteur Wo, et bien entendu celui-ci le contacte pour un bilan de santé à l’instant précis où il va partir sur la Lune.

Si on lui posait la question, Louie répondrait que la neurologie spatiale est une science bidon – jamais il n’a perçu d’altérations dans son esprit, seulement dans son poids et dans ses réflexes –, mais personne ne lui demande son avis. Il passe une heure à visualiser des images suggérées par le docteur Wo et à lui décrire celles qu’il reçoit dans son casque, laissant à l’homme de l’art le soin d’effectuer une évaluation complète de son système nerveux.

En règle générale, Wo fait partie de ces médecins pour lesquels « Des questions ? » signifie « Adieu » et « Je peux vous demander quelque chose, doc ? » signifie « À la prochaine ». Mais cette fois-ci, lorsqu’il a procédé à son bilan, il reste en ligne et dit à Louie :

— Il y a un autre point que j’aimerais aborder avec vous, colonel Tynan.

— Je vous écoute.

Wo se permet l’esquisse d’un sourire.

— Si je vous affirme que vous ne risquez nullement d’être renvoyé sur Terre, accepterez-vous de vous détendre et de m’écouter attentivement ?

C’est au tour de Louie de sourire.

— Okay, doc. Allez-y.

Wo détourne les yeux comme pour réfléchir, puis se lance.

— Vous savez sans doute que tous les systèmes informatiques modernes sont délibérément infectés par des codes de réplication et d’optimisation – des petits programmes qui se dupliquent lorsque c’est nécessaire et modifient les autres programmes afin de les améliorer. Par exemple, si un programme donné tourne en soixante-dix étapes et si un optimiseur découvre un moyen de le faire tourner en soixante étapes, peut-être parce que son fonctionnement est obéré par des transferts de données superflus… l’optimiseur entre alors en action. Et comme ces optimiseurs se modifient aussi les uns les autres, aucun de nous n’a une idée exacte de leur fonctionnement. Tout cela doit vous être familier, n’est-ce pas ?

— En effet. Et je ne suis pas un ordinateur, doc.

— Pas encore. Et c’est là où je veux en venir. Les dernières générations d’optimiseurs ont appris à franchir les barrières entre les systèmes d’exploitation ; ils sont capables de se traduire eux-mêmes et d’infecter des systèmes pour lesquels ils n’ont pas été conçus. De toute évidence, cette capacité accroît leur utilité dans le cadre du net, puisqu’ils se téléchargent eux-mêmes dans toute nouvelle machine et en nettoient les codes.

» Il y a deux ou trois ans, nous avons fait des expériences avec des cerveaux de lapins et nous avons découvert que les plus évolués des optimiseurs étaient capables de s’implanter dans le cerveau. Et une fois arrivés là… eh bien…

— Ils ont rendu vos lapins intelligents ? Vous voulez dire que je risque de devenir un génie si je passe trop de temps en téléprésence ?

— D’une certaine façon, c’est ce qui est arrivé à nos trois derniers volontaires humains. Mais on a observé sur eux des effets d’une autre nature. Je vous prie donc d’être prudent… et de me contacter si vous remarquez quoi que ce soit d’inhabituel.

Wo marque une longue pause avant de reprendre :

— Par exemple, ils ont cessé de ressentir le besoin de sommeil. Entre autres fonctions, le sommeil permet au cerveau de procéder au tri des souvenirs et au rangement de la mémoire. Comme ils avaient des optimiseurs dans la cervelle, leurs souvenirs étaient triés et leur mémoire bien rangée, ce qui fait qu’ils avaient moins besoin de sommeil.

— Vous avez dit : « entre autres fonctions »…

— Eh bien, la nature aime la polyvalence. Dès qu’un organisme adopte un comportement donné, l’évolution trouve le moyen de le rendre multifonctionnel. Le système immunitaire consomme beaucoup d’énergie, de sorte que c’est pendant le sommeil, période où l’organisme est peu sollicité sur ce front, que les fonctions immunitaires entrent en action. Si vous deviez être infecté par ces programmes, vous cesseriez d’éprouver le besoin de dormir, mais il vous faudrait quand même vous imposer plusieurs heures de repos chaque jour. En particulier dans un environnement comme le vôtre, où vous êtes exposé aux radiations dures, ce qui fait que vous avez davantage de cellules endommagées et que les parasites dont vous pouvez être porteur sont davantage sujets aux mutations.

— Euh… d’accord. Mais est-ce que je serai capable de dormir ?

— Absolument, dit Wo avec un petit sourire. Ces fameux programmes optimisent toutes les fonctions.

Il hésite un long moment, puis poursuit :

— Donc, si vous remarquez quoi que ce soit d’anormal – même si cela ne semble vous gêner en rien –, contactez-moi. Des questions ?

— Je ne crois pas, dit Louie.

L’écran redevient vierge. Wo a raccroché.

Durant la semaine qui suit la destruction de Kingman Reef, le cyclone se déplace vers l’ouest et vers le nord. En dépit de toutes les déclarations médiatiques sur son « comportement » et sa « personnalité », il ne s’agit que d’un ovale de basse pression dans la troposphère alimenté par la chaleur de l’océan, de sorte que les commentaires des présentateurs et des vedettes XV, selon lesquels « il est totalement indifférent à la détresse humaine », relèvent de la clause de style. Un cyclone qui manifesterait un quelconque intérêt pour la détresse humaine serait une authentique nouveauté.

Il ravage un groupe d’îles ayant acquis une certaine notoriété durant la Seconde Guerre mondiale, dont les plages sont considérablement altérées par sa déferlante. Les morts se comptent par centaines dans les Carolines comme dans les Marshall, mais la couverture médiatique perd régulièrement de son importance – la XV, comme la TV avant elle, réclame du neuf en permanence, et quand on a vu un « paradis exotique » en ruine, on les a tous vus. En outre, la misère sordide qui règne sur ces îles les rend peu conformes à l’image d’un paradis (leur destruction est de fait nettement moins bouleversante), et la venue du cyclone entraîne une diminution de la luminosité qui n’est guère propice à de bonnes prises de vues. Le cyclone va donc d’une île à l’autre, massacrant des centaines de personnes et rayant plusieurs villes de la carte, mais le public finit par se lasser du spectacle. Habitués à ce que les stars leur fassent vivre des scènes de guerre et de violence, les branchés de la XV se contentent de bâiller devant le cataclysme du Pacifique.

Ce n’est pas parce que les victimes de celui-ci ont le teint basané – en 2028, on peut en dire autant de la majorité des branchés –, mais parce qu’elles vivent à l’autre bout du monde, et les commentateurs ont beau répéter que ce cyclone est le plus puissant de l’Histoire, on ne peut s’en rendre compte que grâce aux images satellite : au niveau du sol, là où se trouve l’intérêt humain, on ne voit que le vent, la pluie et les vagues. On assiste à un sursaut d’intérêt durant deux ou trois jours, lorsque Kishima, la vedette de la chaîne japonaise Adventure, annonce qu’un staticoptère va le déposer sur la déferlante et qu’il va surfer sur celle-ci jusqu’à ce qu’il atteigne la terre ferme, mais les branchés finissent par se lasser de ce nouvel épisode, constatant que si la star nipponne est aussi fatiguée que terrifiée, elle est parfaitement à l’aise dans l’eau glacée et sait qu’un avion est prêt à la récupérer en cas de pépin.