Si la réception n’est pas bonne, comprend-il, c’est parce que les services de contrôle de l’ONU tentent de superposer leur logo à l’image, sans grand succès. On entend des sifflets, adressés à l’emblème de l’UNIC, à ses représentants ou au pouvoir en général.
Comme toutes les salles de réunion universitaires datant du siècle dernier, celle-ci n’a pas été conçue pour abriter une foule mais pour être facile à nettoyer, et une multitude d’échos rebondissent sur les surfaces planes qu’elle contient en quantité.
Ils ne seront pas rentrés avant minuit, Naomi voudra sûrement discuter pendant une heure… et il n’aura jamais le temps de bosser, même s’ils ne baisent pas. Et décrocher une Réussite significative n’est pas une mince affaire ; d’accord, c’est le moins élevé des diplômes universitaires, mais il demande infiniment plus d’efforts que la Compréhension probable, l’Attitude positive ou l’Ouverture d’esprit – et de nos jours, les employeurs potentiels scrutent les CV à la loupe. Il doit obtenir une Réussite significative, une Compétence démontrée ou une Maîtrise… ces deux dernières étant désormais hors de sa portée, il en est sûr.
Si Naomi n’était pas entrée dans sa vie, il obtiendrait sans doute la Maîtrise dans la plupart des sujets. Le monde est plein de culs plus faciles à se taper.
Il ignore pourquoi il est incapable de se concentrer ces temps-ci. Il s’oblige à fixer à nouveau l’écran, remarque un trait noir qui le barre dans sa largeur, se rend compte que Naomi a levé la main pour intimer le silence à l’assistance, un geste typique de lycéenne.
Il règne un tel vacarme, entre ceux qui injurient l’écran, ceux qui expliquent la situation à leurs voisins et ceux qui hurlent : « Silence ! Taisez-vous ! », les échos sont si amplifiés par ces fichues surfaces planes, qu’il n’arrive plus à penser. Il a envie de se conduire en homme des cavernes, d’agripper Naomi par les cheveux, de la jeter dans sa vieille Lectrajeep, de foncer vers le désert et d’attendre l’aurore en contemplant les étoiles.
Après avoir passé des heures à baiser avec une Naomi consentante.
Derrière le rideau mouvant des mains et des poings levés, l’image s’est mise à sauter de façon précipitée : le signal d’émission change de protocole, n’émettant plus que quelques plans par seconde, et le logiciel de traçage de l’UNIC le suit de près. Les cours d’Ingénierie en réalisation ont appris à Jesse l’importance de la cryptographie (du point de vue de los corporados, le but de l’IR est de protéger leurs produits des atteintes d’une AIRE et de les empêcher de tomber dans le domaine public). Décidément, l’ingénierie est encore plus passionnante que la politique.
Que penserait Naomi des idées qui lui traversent l’esprit ? Non seulement il ne voit apparemment en elle qu’un objet sexuel, ce qui est déjà grave, mais quand il cesse de penser avec sa bite, il préfère s’intéresser à la technologie plutôt qu’à la politique. Pourquoi n’arrive-t-il pas à discipliner son esprit ?
Naomi se niche un peu plus contre lui, son cul d’ange lui frôle la braguette, et il cesse de penser à son boulot. L’écran s’éclaircit l’espace d’une seconde, et on dirait bien que le logiciel de communication sibérien a triomphé des limiers de l’UNIC – on entend les nationalistes pousser des vivats, les unitaristes protester, et il se dit que cette scène ressemble beaucoup à un match de foot…
L’image se remet à sauter. Naomi persiste à vouloir demander le silence. Le vacarme redouble d’intensité, et elle se recroqueville contre lui. Il pose doucement une main sur sa taille, espérant qu’elle verra dans ce geste une manifestation de soutien plutôt qu’une tentative de pelotage, et il est récompensé par un bref sourire qu’il entrevoit derrière sa masse de cheveux châtains. La vision de ses yeux mouillés et de ses joues constellées de taches de rousseur lui fait battre le cœur ; on dirait un simulateur d’amour sur la XV, et la plupart des reproches sur lesquels il travaillait en prévision de leur dispute de la nuit s’évanouissent instantanément.
Il laisse sa main glisser vers le dos de Naomi et, à son grand étonnement, elle achève de se blottir contre lui et lui effleure le visage de ses cheveux si doux, le cou de son souffle si chaud.
— C’est ridicule, Jesse. La moitié de ces crétins sont des partisans de l’UNIC qui ne veulent pas entendre Abdulkashim, l’autre moitié des partisans d’Abdulkashim qui tiennent à l’entendre. Comment pourront-ils retirer quoi que ce soit de cette réunion s’ils ne tentent pas de se mettre d’accord ?
— Ils ne sont pas venus pour assister à une réunion, lui rappelle Jesse. Ils veulent écouter les infos, voir les bombes exploser, ou alors ils sont entrés ici parce qu’ils ont vu de la lumière.
Elle le gratifie de ce petit sourire qui lui rappelle à quel point il était débranché avant de la connaître.
— L’important, c’est qu’ils soient ici et qu’ils parlent ensemble. C’est donc une réunion – sauf que personne ne cherche à établir l’unité.
Le brouhaha qui règne dans la salle d’AcPol gagne soudain en intensité, puis s’estompe peu à peu, ne laissant subsister que des échos ténus ; apparemment, tout le monde est tombé d’accord pour entendre ce que dit la TV. On dirait que l’UNIC a rendu les armes. On découvre l’image d’Abdulkashim et on entend la voix neutre d’un traducteur :
— … sans aucune provocation de notre part, en violation de la Charte et de la Seconde Alliance. De telles menaces proférées à l’encontre d’un État libre, souverain et indépendant, suivies d’une frappe dirigée sur de prétendues installations militaires dont l’existence n’est absolument pas prouvée…
L’image frémit et disparaît. L’assistance se déchaîne. Jesse distingue le bruit caractéristique d’un coup de poing ou d’un coup de pied.
Les étudiants pro-sibériens sont rares à l’U d’Az, car ce pays est en conflit avec l’État libre d’Alaska, et nombre d’Américains restent encore attachés à cette ancienne partie des USA.
La querelle oppose les unitaristes, qui approuvent tous les actes du Secrétaire général, et les nationalistes, qui auraient préféré une intervention directe des États-Unis – le genre de types qui se plaignent tout le temps de « Mamie le Président », comme si Hardshaw avait encore le droit de péter dans ses coussins sans l’autorisation de l’ONU.
Il y a aussi un groupe de protestataires opposés à toute forme de censure, six ou sept personnes soutenant activement la Sibérie, et sans doute une poignée de crétins en quête de bagarre. Né et élevé dans un bled, Jesse connaît bien ce genre d’ambiance, il sait que ça va finir par mal tourner, et il aimerait bien que Naomi ait filé avant que les coups ne commencent à pleuvoir.
Il sait aussi qu’elle ne tiendra aucun compte de ses conseils et qu’elle ne cherchera même pas à se protéger. C’est une Profonde de la deuxième génération, et comme elle ne cesse de le lui répéter : « Nous ne sommes pas éduqués comme ça, notre colère est toujours douce. » Il n’a jamais trouvé le courage de lui dire que, même s’il n’a pas été éduqué comme ça lui non plus, il sait pourtant quelles sont les conséquences d’un coup de poing dans la gueule.
On entend hurler de toutes parts, tout le monde tient à finir sa phrase. Puis le silence se fait lorsque apparaît sur l’écran le SG Rivera, un bel homme originaire de la République dominicaine.
Rivera arbore une expression grave que le globe a appris à connaître ces dernières années : les nouvelles ne sont pas bonnes et il compte sur le flegme de tous.
Naomi est unitariste, comme la plupart des Profonds, et elle applaudit l’apparition du SG, si bien que Jesse l’imite aussitôt. En outre, Rivera semble digne de confiance alors qu’Abdulkashim n’aurait pas besoin d’être grimé pour interpréter le rôle de Staline.