- Nous aurons tout le temps de faire connaissance demain, dit-elle, et miss Adams semble bien lasse...
Confuse, Laura voulut s'opposer à ce qu'elle dépouille ainsi son propre lit, mais elle ne voulut rien entendre :
- On est très bien sur des sangles, et je garde la couverture parce que je sais que Mme Chalgrin qui en a deux vous en donnera une.
- Bien entendu. Il me reste cette chance que mon frère ne me laisse manquer de rien.
Les trois femmes se couchèrent. Cependant, Laura ne put trouver le sommeil. L'horrible scène dont elle avait été le témoin impuissant la hantait. Elle revoyait Marie sur l'échafaud, et tous ces visages d'amis... et Batz qui regardait avec l'ombre de la mort étendue sur son visage. A la fin, ses nerfs trop tendus cédèrent et elle put pleurer. Aussi doucement que possible, mais la comtesse avait l'oreille fine. Elle ralluma la chandelle et vint s'asseoir par terre à côté de Laura.
- Voulez-vous vous confier à moi? chuchota-t-elle pour ne pas réveiller sa compagne, mais c'était une précaution inutile : déjà redressée sur un coude, Emilie Chalgrin les écoutait. " J'aime Batz comme un fils. Il m'a sauvée du désespoir au moment de mon grand malheur et je voudrais en faire autant pour vous... Parler soulage parfois la douleur. "
Laura alors parla. Et cette fois, elle raconta tout, à commencer par sa véritable identité, parce que cette femme âgée, attentive et grave, lui inspirait une confiance spontanée. Elle dit comment elle avait été sauvée des massacres de Septembre, sa vie chez Batz, son amitié pour Marie - mais sans mentionner cependant son amour pour Jean ! -, la part qu'elle avait prise de ses actions après être devenue Laura Adams, enfin le drame qui s'était joué tout à l'heure à la barrière du Trône et ce qui s'en était suivi pour elle...
- Et David vous a laissé arrêter sans lever le petit doigt, n'est-ce pas ? fit Mme Chalgrin avec mépris. Alors qu'il voulait tant être votre ami ?
- Nous sommes tous dans la main de Dieu, soupira Lalie, mais je suis sans doute la seule ici à désirer la mort. Même celle-là !
- Pourquoi voulez-vous mourir? demanda Laura. N'avez-vous plus personne à aimer?
- Non. J'avais une fille unique et je l'aimais pardessus tout.
A son tour, elle raconta son histoire que Laura écouta avec une profonde émotion parce qu'elle savait ce qu'éprouvé une mère lorsque meurt son enfant. Elle aussi voulait mourir quand Céline lui avait été enlevée, et elle se sentait attirée par une force étrange vers cette femme encore inconnue quelques heures plus tôt et qui réussit à la faire rire en évoquant la silhouette du citoyen Agricol.
Entraînée par l'exemple, Emilie Chalgrin dit, elle aussi, ce qu'avait été sa vie, une vie heureuse dans le sillage de son père Joseph Vernet, les ateliers du Louvre, les longs voyages du peintre pour réaliser la série des " Ports de France ", son mariage à elle avec Chalgrin. La vie brillante d'une femme d'architecte célèbre mais pas très heureuse, embellie cependant par l'arrivée de sa fille puisque, comme les deux autres, elle aussi n'avait eu qu'une fille, encore vivante, elle au moins, et en de bonnes mains chez Carie et sa femme, mais dont elle ignorait si elle la reverrait un jour. Et puis le harcèlement de David...
- Peut-être suis-je punie de n'avoir pas accepté de suivre mon époux en émigration, mais les idées nouvelles, ce bel air de liberté et de fraternité que l'on chantait partout me séduisaient et je le méprisais d'avoir voulu les fuir... David est la punition que Dieu me réservait.
- Comment croire, remarqua Laura, qu'un tel génie puisse habiter une âme aussi cruelle, aussi égoïste ?
- Sa peinture est admirable mais froide, soupira Emilie. Je ne lui ai vu d'émotion que dans le portrait de Marat assassiné.
Les trois femmes parlèrent ainsi une grande partie de la nuit, et le cour de Laura s'apaisa un peu. Elle réussit ensuite à dormir deux ou trois heures avant que le réveil de la prison, qui ressemblait toujours à une explosion, ne la tire de ce bienfaisant sommeil. Quand les cellules s'ouvraient, on se serait cru aux Halles.
De tous ces gens promis à la mort se dégageait une vie intense, bruyante, une gaieté affamée de jouir, très vite, des derniers plaisirs de la vie. Ceux qui ont de l'argent le dépensent sans compter en vins, repas fins que l'on partage avec ceux qui n'ont rien. On rit, on chante, on défie la mort si proche, ironisant sur les juges, les bourreaux, les gardiens, tout cet appareil féroce prêt à les broyer. C'est un tumulte incessant, une fièvre. Chaque jour, de nouveaux futurs condamnés arrivent des diverses prisons de Paris, on les accueille avec joie car souvent on y retrouve des amis. Tout ce monde se réunissait dans les cours pour y chercher un rayon de soleil, et Laura fut surprise de constater combien les femmes prenaient soin d'elles-mêmes. Dans des conditions de séjour souvent abominables, elles trouvaient le moyen d'être fraîches, bien habillées, coiffées avec élégance. Elles se servaient mutuellement de caméristes et dans toutes leurs geôles, on faisait chaque jour une lessive. Les hommes, eux, étaient moins soignés, ne possédant pas les mêmes vertus ménagères... En dépit du décor sinistre fait de couloirs obscurs, de grandes salles gothiques succédant à des cachots si bas qu'on ne pouvait s'y tenir debout mais où poussaient partout des grilles solides, de voûtes noires et de la puanteur qui régnait partout, on se serait cru par instants à la Cour tant ces futurs condamnés savaient porter avec eux leur atmosphère...
Toute cette agitation s'arrêtait comme par magie lorsque, chaque jour, on procédait à l'appel de ceux qui, le lendemain matin, comparaîtraient devant le Tribunal révolutionnaire pour aller ensuite à l'échafaud car, à de très rares exceptions près, les jugements étaient rendus d'avance et le choix des sentences n'existait pas ou si peu! Alors, quand arrivait avec sa liste l'aboyeur de la Mort escorté de trois ou quatre guichetiers et de chiens hargneux, le silence se faisait. C'est à ce moment seul que les douleurs éclataient, quand un homme allait être séparé de sa femme, une mère de son enfant, un amant de sa maîtresse, mais cela ne durait guère. Aussitôt après la fête reprenait pour réconforter ceux qui allaient partir et fêter ce jour de plus que l'on allait vivre...
Vers six heures du matin, les geôliers rassemblaient ceux qui allaient " monter " au Tribunal qui siégeait au premier étage du Palais dans une vaste salle nue et bien éclairée où la populace se pressait dès l'aube. Et ce furent leurs pas, leurs appels, leurs claquements de portes, qui réveillèrent Laura ce premier jour. Ses compagnes lui expliquèrent ce qui se passait et d'un même mouvement, elles se mirent à genoux afin de prier, sachant bien que, le soir même, leur nom retentirait peut-être. Ensuite seulement, on se prépara pour se mêler tout à l'heure aux autres habitantes de la cour des Femmes.
A son étonnement, Laura se vit apporter un lit et un petit repas de lait, de pain et de confitures semblable à celui que recevaient ses compagnes :
- Un homme est v'nu, expliqua le geôlier, un pas commode avec un crochet de fer qui lui sert de main. Il a donné l'argent et dit qu'il en rapporterait...
Jaouen! Jaouen avait réussi à la retrouver et continuait de loin à veiller sur elle! Laura, sans savoir pourquoi, se sentit moins angoissée, avec la bizarre pensée qu'il ne pouvait rien lui arriver de mal tant qu'il serait là. Et elle voyait dans ce lit, dans ce pain, une sorte de miracle.
Il n'y avait pourtant là rien de miraculeux. La veille, Jaouen avait dû renoncer à suivre le cheval emportant Laura et Elleviou. Il s'était bien lancé à leur suite sans se donner le temps d'en seller un pour lui, et longtemps il les avait eus en point de mire. Mais on aurait dit que tout Paris courait vers la Conciergerie et dans cette foule énorme il lui avait été impossible de les retrouver. La vague l'avait porté vers la place du Trône, trop loin cependant de l'endroit où se trouvait Laura et il n'avait rien vu de son arrestation. Alors il était rentré dans l'espoir qu'elle serait à la maison, mais Bina y était seule et très inquiète. Une inquiétude qu'il partagea vite. Vers une heure du matin, il prit sa décision, courut rue Marivaux où habitait Elleviou, trouva le chanteur à moitié ivre et baigné dans ses larmes; à l'aide d'un seau d'eau et de quelques claques, il réussit à lui faire dire ce qu'il était advenu de Laura. Une chance d'ailleurs qu'il ait pu être témoin de la scène car, foudroyé par la mort de sa ravissante maîtresse, il avait cherché refuge vers les arbres pour y pleurer tout son soûl, mais la violente apostrophe de Laura à Fouquier-Tinville attira son attention. Il put assister à l'altercation et il entendit l'ordre donné de conduire Laura à la Conciergerie. Le malheureux chanteur fit alors les frais de la fureur du Breton :