- Le citoyen Pontallec est en fait le marquis de Pontallec.
- Rien qu'à sa tournure je m'en doutais, mais il y a des ci-devants intelligents. Si c'est tout ce que tu as à m'apprendre...
- Il est aussi l'agent du comte de Provence qui se fait appeler régent de France.
Les sourcils se froncèrent jusqu'à ne plus former qu'une barre noire :
- C'est parce qu'il t'a démasquée que tu as trouvé ça?
- C'est parce que je le connais bien. Je suis sa femme.
- Quoi?
La surprise était réelle et Laura en éprouva une certaine satisfaction. Il ne devait pas être facile de surprendre ce bonhomme. Cela l'aida à lui offrir l'ombre d'un sourire.
- Mais oui. Je m'appelle en réalité Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec. Nous avons été mariés à Versailles au printemps de 1789.
- Qu'est-ce que cette histoire ? Pontallec a bien épousé une Laudren, mais c'était une femme plus âgée que lui, qui a eu la bonne idée de mourir, ce qui a permis à son époux de mettre une belle maison d'armement à la disposition de Lecarpentier...
Décidément, il savait des choses mais pas tout et Laura entreprit de lever les voiles :
- C'était ma mère. Il l'a épousée pour sa fortune et parce que tous deux me croyaient morte. Pontallec s'était donné assez de mal pour cela, car à plusieurs reprises il a tenté de me faire assassiner. La dernière, ou plutôt l'avant-dernière puisqu'il vient de m'envoyer à l'échafaud, c'était en septembre 1792 : il m'avait dénoncée avant d'aller rejoindre le comte de Provence en Allemagne.
- Qui t'a sauvée?
- Le baron de Batz. C'est lui aussi qui m'a donné cette identité américaine...
- ... et tu étais à Valmy ? Ça, il ne l'a pas inventé ?
- J'étais au château de Hans, chez une amie, Rosalie de Ségur, une halte sur le chemin de l'émigration. Il y a une nuance. J'y ai vu, en effet, Pontallec qui représentait Monsieur auprès du roi de Prusse et du duc de Brunswick. J'y ai vu aussi Westermann qui venait négocier pour Dumouriez...
- Les traîtres!... Et, dis-moi, tu n'aurais pas eu connaissance d'une... tractation touchant... les joyaux de la Couronne volés peu avant ?
En d'autres circonstances la flamme cupide qui s'alluma dans les yeux de Fouquier eût amusé Laura. Cette fois, elle ne fit que l'intéresser et, de toute façon, tous ceux qu'elle évoquait étaient morts.
- La Toison d'Or de Louis XV et une partie des diamants de la Couronne apportés par le secrétaire de Danton avant la bataille afin de convaincre Brunswick de ne pas marcher sur Paris ? Mais bien sûr!
- Très... très intéressant! Au moins on saura où les retrouver quand nos vaillants soldats entreront à Brunswick, ce qui ne saurait tarder... Mais, dis-moi, tu viens de me dire que tu voulais émigrer. Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
- Si vous aviez vu l'état de l'armée prussienne quand elle a commencé sa retraite, vous ne me poseriez pas cette question. En outre Pontallec partait avec eux et il ne m'avait pas reconnue. Pour sa femme j'entends. Il me croyait vraiment Laura Adams.
- Pourquoi un nom américain ?
- C'était pour moi un symbole. L'Amérique est le pays de la liberté et moi, ayant échappé par trois fois à mon assassin, je voulais être libre. Et je n'ai jamais mis les pieds en Angleterre...
Fouquier-Tinville avait croisé les bras sur son bureau et laissé ses paupières retomber. Il ressemblait assez à un matou assoupi, mais il ne dormait pas :
- C'est tout ce que tu as à m'apprendre ?
- Je peux encore ajouter que Pontallec a tué ma mère...
- Elle s'est... noyée, il me semble?
- Non. Il l'a noyée. Ou du moins il a voulu le faire. Après avoir fomenté contre elle des... incidents un peu effrayants, il l'a convaincue de le laisser l'emmener à Jersey. Une fois en mer, il l'a droguée et jetée à l'eau. Elle s'en est sortie par miracle et grâce à un pêcheur, mais elle était blessée gravement et n'est rentrée chez elle que pour mourir. Cependant j'étais là et elle a pu m'apprendre la vérité. Voilà! Je n'ai plus rien à dire, conclut-elle en se détournant vers la porte.
- Un instant! Qu'attends-tu de moi? Ta vengeance ?
- La punition d'un criminel comme il y en a peu! Je mourrai plus tranquille, voyez-vous? La vengeance? Oui. C'est certain : cet homme a fait trop de mal. Si on le laisse vivre et profiter de ce qu'il a volé, il en fera davantage encore... On dit que vous avez une famille, citoyen ? Si vous l'aimez vous devriez me comprendre....
Il ne répondit pas, se contentant d'appeler le guichetier pour qu'il ramène Laura à sa cellule. Mais avant qu'elle franchisse le seuil, il jeta :
- Il se peut que j'aie encore besoin de toi...
- Dépêchez-vous, alors, je meurs demain...
- Eh bien, disons que tu ne mourras pas demain. Tu n'es pas pressée, j'imagine ?
- Qui le serait ?
- Ne te réjouis pas trop ! Ce n'est qu'un sursis ! Je n'oublie jamais les injures...
Pour la première fois, elle abandonna un instant le vouvoiement.
- Je ne te le reprocherai pas, citoyen Fouquier-Tinville, surtout si tu veux bien te souvenir de celles que moi et ma mère avons subies !
En retraversant la prison, Laura se sentait mieux. Non parce qu'elle était certaine que l'écha-faud s'éloignait d'elle momentanément, mais parce que, enfin, une pierre allait se trouver sur le chemin trop bien sablé du misérable auquel, un jour de printemps, elle avait juré amour et fidélité. Si seulement elle pouvait savoir qu'il avait enfin payé ses crimes, elle quitterait sans regret une vie qui ne l'intéressait plus. Même son amour pour Batz semblait s'éloigner d'elle, comme si le sang répandu sur la place du Trône formait une mer sans cesse plus vaste, reculant les rives opposées où chacun d'eux se tenait...
Le lendemain, en effet, la " citoyenne Adame " ne fut pas appelée et ses compagnes s'en réjouirent. Surtout la comtesse qui l'embrassa, les larmes aux yeux :
- Vous êtes si jeune, ma chère, et si charmante ! Vous avoir auprès de moi me donne une joie que je n'espérais plus...
- Je suis moi aussi heureuse de notre rencontre, mais nous ne devons garder aucune illusion : je ne suis pas graciée et encore moins libérée. Cependant, si nous pouvions... partir ensemble, il me semble que tout serait plus facile ?
- Je le pense aussi. Il ne nous reste plus qu'à attendre...
Emilie Chalgrin, elle, n'éprouvait pas la même résignation. Elle pensait sans cesse à sa petite fille, à ses frères et tous ceux qu'elle aimait, et elle voulait vivre. De là des crises de désespoir que ses deux compagnes ne pouvaient apaiser qu'à grand-peine. La pauvre femme recevait parfois les billets que Carie Vernet faisait passer à grands frais et qui se voulaient rassurants : David avait promis de s'occuper d'elle... il devait voir Robespierre mais il fallait être patiente... On commencerait peut-être par la changer de prison... etc. L'angoisse du frère se lisait tout de même entre les lignes. David n'avait-il pas promis à Emilie qu'il lui ferait regretter ses refus ?
Les jours d'été cependant passaient, étouffants, angoissants, coupés d'orages violents qui transformaient les cours en bourbiers tandis que l'eau s'infiltrait dans les cachots les plus bas. La Conciergerie ressemblait de plus en plus à une gare misérable où se croisaient arrivants et partants. Chaque jour, une fournée était prélevée sur telle ou telle prison. La Force, l'Abbaye, les Madelonnettes, les Anglaises, les Carmes, le Luxembourg et toutes les autres déversaient dans la cour du Mai un contingent dont l'importance semblait toujours plus forte. En arrivant, ces malheureux pouvaient voir, au greffe, ceux qui, ligotés, tondus, le cou et les épaules nus, dépouillés par les " fouilleurs " des quelques objets qu'il avaient réussi à conserver, s'en allaient vers l'affreux destin qui serait le leur une heure ou deux après. Ce qui pouvait rester sur la terre natale de l'armoriai de France se mêlait dans les prisons bondées à des gens tout simples, effarés, qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et qui cependant mouraient "bien". La Convention semblait s'être donné à tâche de réduire le nombre des Français, sans que l'on puisse imaginer où elle s'arrêterait. Les fournées de quarante ou cinquante personnes n'étaient pas rares. Il y en eut même de plus forte que celle des Chemises rouges-Autour des trois femmes qu'on avait l'air d'oublier dans leur cachot, défilaient des gens inconnus pour la plupart. Mme de Sainte-Alferine n'avait guère quitté son manoir de Touraine avant d'endosser la personnalité de Lalie Briquet ; Emilie Chalgrin ne connaissait que les gens reçus autrefois par son époux. Quant à Laura, tenue à l'écart de la cour par Pontallec et les événements, elle n'avait pas connu grand monde en dehors du vieux duc de Nivernais, de Mme de Tourzel et de sa fille qu'elle craignait de voir apparaître un jour ou l'autre dans cette antichambre de l'enfer. Mais celui qu'elle redoutait le plus de voir arriver, c'était Pitou dont elle ignorait ce qu'il devenait dans sa prison...