Trop ému pour parler, il la reçut dans ses bras et l'embrassa mais s'effaça vite devant Jaouen dont le cerne des yeux, les nouveaux sillons du visage disaient assez les nuits qu'il venait de passer. Laura, alors, posa ses mains sur ses épaules et l'attira contre elle :
- Joël! Je n'ai pas de mots pour dire ce que j'éprouve. Grâce à vous qui veilliez sur moi, j'ai enduré tous ces jours sans souffrir de la misère ou de la faim.
- Je n'ai fait qu'apporter ce qui vous appartient. Ne suis-je pas votre serviteur?
- Non. Vous êtes un ami et cela je le savais depuis longtemps. Un ami que je souhaite garder auprès de moi...
- S'il ne dépend que de lui, vous ne vous en débarrasserez jamais! Cependant, il y a là quelqu'un d'autre...
Il s'écarta et Laura vit Jean de Batz qui, à deux pas, tenait dans ses bras sa vieille amie Lalie en larmes. Elle alla vers eux et lui, confiant la vieille dame à l'épaule de Pitou, vint à elle mais aucun d'eux ne parla et, quand ils furent tout proches, ils ne se touchèrent pas. Leurs yeux seuls, dans ce muet langage dont l'amour a le secret, disaient ce qu'ils avaient souffert, ce qu'ils souffraient encore. Jamais peut-être ils ne s'étaient autant aimés mais l'image de Marie, telle qu'ils l'avaient vue au dernier instant, était entre eux et leur interdisait de s'abandonner à leur passion.
- Plus tard, peut-être? dit enfin Laura répondant à la question que Jean n'osait pas formuler. Il faut laisser agir le temps.
- Je suis et je serai toujours à vous, prêt à répondre au moindre appel... Qu'allez-vous faire à présent ? Elle étendit la main pour attirer son amie.
- Lalie et moi nous allons partir pour la Bretagne. Elle sera ma famille et je serai la sienne puisque nous n'avons plus personne...
- Inutile de demander ce que vous allez faire là-bas?
- Inutile en effet. Je veux savoir ce qu'il est devenu et, s'il est toujours vivant, faire en sorte qu'il ne puisse plus nuire...
- Alors laissez-moi vous accompagner! Tant qu'il respirera vous serez en danger.
- Non, Jean! Je n'ai pas le droit... ni la force de partager votre vie, même pendant quelques jours, même pour accomplir ma vengeance. Cependant ne soyez pas inquiet : entre " Lalie " et Jaouen, je serai bien entourée, bien conseillée. Et puis, ajouta-t-elle avec un sourire, en avez-vous terminé avec votre... grande tâche?
- Non. Non, je l'avoue, murmura-t-il le visage soudain tendu. La Révolution est finie et les prisons vont s'emplir de ceux qui ont déchaîné la Terreur mais la Convention siège toujours aux Tuileries... et moi, je... j'ai tout à recommencer!
- Comment cela? - Et soudain plus bas : Où est... l'enfant?
Il baissa la tête, détourna le regard :
- Je n'en sais rien. II... il m'a été enlevé en Angleterre alors même que je nous croyais à l'abri tous les deux.
- Par qui ?
- Cela non plus, je ne le sais pas. Une nuit, des hommes masqués ont envahi notre maison. J'ai été assommé, blessé... pas gravement, rassurez-vous! Lorsque j'ai repris connaissance j'étais seul, ligoté. Une chance encore que l'on ne m'ait pas tué! Enfin, si on peut appeler cela une chance puisque j'ai failli à ma mission...
- Et vous n'avez retrouvé aucune trace ?
- Juste assez pour supposer, après des semaines de recherches vaines, qu'il a été ramené en France...
- Mon pauvre ami !
- Ne me plaignez pas, je vous en prie... et parlons d'autre chose ! Votre voiture est là, tout près, me permettez-vous de vous y mener?
Elle comprit qu'un refus lui serait un chagrin dont il n'avait nul besoin. Et puis elle n'eut pas non plus le courage de se refuser à elle-même cette joie et, glissant sa main sous son bras :
- Voulez-vous venir jusque chez moi ?
- Non, c'est préférable... Je vais sans doute repartir mais avant je veux aller à Charonne... chez Marie.
Une même émotion les étreignit et la main de Batz se posa sur celle de Laura, l'enferma un instant. Elle murmura :
- Ma maison sera toujours à votre disposition. Je laisserai les clefs à Julie Talma...
Encore quelques pas et ils atteignaient la voiture dont Jaouen était en train d'ouvrir la portière pour faire monter la vieille dame. Mais avant de poser son soulier sur le marchepied, Lalie s'approcha de
Batz et l'embrassa :
- Il faut tout de même que quelqu'un vous donne un baiser, chuchota-t-elle. Ce n'est sans doute pas celui que vous choisiriez mais, pour l'instant, il faudra vous en contenter...
Il se mit à rire, l'embrassa à son tour et l'aida à s'asseoir.
- Je reste avec lui, dit Pitou en réponse au regard de Laura. Et j'irai vous voir avant que vous ne partiez.
Elle sourit, lui tendit la main puis l'offrit à Jean et, cette fois, il y posa ses lèvres juste un peu plus longtemps qu'il ne le fallait, ne la lâchant que pour la mettre en voiture. Jaouen sauta sur le siège. Batz referma la portière, recula puis, les yeux dans les yeux de Laura :
- N'oubliez pas ! " In omni modo fidelis " !
Il salua profondément, comme il eût salué la Reine tandis que Jaouen enlevait ses chevaux...