Lorsque l'on fut à destination, les considérations politico-charitables du cocher avaient doucement glissé en long monologue sur les surprises de la condition humaine, présentant peut-être un énorme intérêt mais dont Batz, perdu dans ses pensées, n'entendit rien. A l'instant précis où il arrêtait son cheval, l'automédon achevait d'ailleurs sa péroraison :
- ... et c'est pourquoi je maintiens qu'il n'y a pas d'autre solution que de faire la guerre à ces sauvages! Vous êtes bien de mon avis, sir?
- Oh, tout à fait, dit Batz qui n'en était plus à cela près et dont l'attention se fixait à présent sur un personnage qui se tenait debout devant la porte de lady Atkyns, attendant qu'on lui ouvre.
II paya son cab, grimpa les marches du petit porche soutenu par des colonnes ioniques et rejoignit l'homme qui était grand et sec, en dépit de l'épaisse pelisse dont dépassaient des jambes maigres terminées par des souliers à boucle d'argent. Les cheveux étaient portés à l'ancienne mode mais le chapeau, penché sur une oreille, appartenait au temps présent. Un long nez à bosse promettait d'atteindre le menton agressif quand les dents ne seraient plus là pour les tenir à distance.
L'arrivée du baron apporta une diversion à une attente qui semblait se prolonger :
- On dirait qu'il n'y a personne, dit le personnage avec un demi-sourire qui fit remonter sa grande bouche vers l'oreille gauche, mais déjà la mémoire quasi infaillible de Batz mettait un nom sur ce visage affichant une perpétuelle bonne humeur, et qui rappelait le masque de la comédie :
- Peltier! s'exclama l'arrivant. Jean-Gabriel Peltier ! Je ne vous savais pas à Londres ?
Mais apparemment la mémoire de l'autre était aussi bonne que la sienne :
- Tiens, vous avez donc pris, vous aussi, le chemin de l'exil, mon cher baron ?
- Je ne crois pas vous avoir jamais été cher et je ne vois pas pourquoi cela changerait ici. Je viens simplement voir lady Atkyns...
- Besoin d'argent vous aussi ?
Le sourcil de Batz remonta d'un bon centimètre :
- On dirait que vous n'avez pas perdu l'habitude d'habiller les gens à vos couleurs ? Non, je n'ai pas besoin d'argent.
- Vous avez bien de la chance ! La vie est hors de prix ici...
- Elle l'est plus encore à Paris. Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?
- Je suis parti le 21 septembre dernier quand on a déclaré que la France était désormais " république une et indivisible " alors que Mirabeau l'avait prophétisée " géographiquement monarchique ". J'ai pris mes jambes à mon cou et j'ai filé droit vers la côte où j'ai eu la bonne fortune de rencontrer le duc de Choiseul-Stainville. C'est lui qui m'a aidé à passer le Channel.
- Et depuis, que faites-vous ?
- Que peut faire un homme de plume ? Il écrit. Que peut faire un journaliste ? Il " journalise ". Dès mon arrivée, j'ai publié la suite de mon Tableau de Paris sous le titre Dernier tableau.
- Et que peigniez-vous ?
- Les horreurs du 10 août, les massacres de Septembre...
- Vous y étiez ?
- N... on, mais j'ai recueilli des témoignages bouleversants qui ont produit grand effet ici.
- Je n'en doute pas, fit Batz avec un mince sourire... Ainsi, vous avez renoncé aux Actes des Apôtres. Ils rencontraient pourtant un certain succès ?
Les Actes des Apôtres, dont le premier numéro parut en octobre 1789, était un curieux journal qui se voulait contre-révolutionnaire mais qui attaquait aussi bien les hommes de la Révolution que le roi et sa famille accusés de laisser se développer une situation de troubles. Le comte de Rivarol et Jean-Gabriel Peltier, fils d'un grand bourgeois nantais enrichi dans le commerce de Saint-Domingue et la traite des Noirs, en furent les premiers rédacteurs, à qui se joignirent par la suite nombre d'enthousiastes comme Lally-Tollendal, Boufflers, Champcenetz, Langeron, Mirabeau le jeune, Tilly, Lauraguais, Montlosier... Peltier poussa un énorme soupir :
- Les Apôtres s'étant éparpillés aux quatre coins de l'Europe, la fin était inévitable. Rivarol est à Hambourg, quelques-uns ici...
- Cela devrait vous suffire. Les apôtres du Christ n'étaient que douze et vous étiez une bonne quarantaine.
- Sans Rivarol je ne peux rien faire. N'étions-nous pas la cheville ouvrière? Cela ne m'empêchera pas de continuer à me battre contre les buveurs de sang qui tiennent le royaume et qui...
- Faites-moi grâce du reste ! Crier sur les toits ne sert à rien, surtout quand on est loin du champ clos. Mieux vaut agir.
- C'est votre intention ?
- Naturellement-Tout en parlant, Peltier n'avait cessé d'actionner
de temps en temps le marteau de cuivre étincelant de la porte.
- Vous voyez bien qu'il n'y a personne ! fit Batz, d'autant plus agacé qu'il était déçu.
Mais il en avait encore à apprendre sur la malignité des choses : à peine achevait-il sa phrase que ladite porte s'ouvrait, laissant passer la tête effarée d'un bonhomme à lunettes qui achevait de se débarrasser d'un vaste tablier sale :
- Ces messieurs sont là depuis longtemps? demanda-t-il avec inquiétude.
- Au moins des heures! lâcha Peltier sarcasti-que. Et qui êtes-vous d'abord ? Où est Blunt ?
- Moi je suis Smuts, le gardien. J'étais à la cave et c'est la raison pour laquelle je n'entendais pas ces Messieurs.
- On devine sans peine ce que vous y faisiez! Cela veut dire que votre maîtresse n'est pas là ?
- Milady finit toujours l'année dans le Norfolk-shire, fit Smuts sans relever l'insinuation mais en remarquant perfidement : Monsieur devrait le savoir si Monsieur est de ses amis...
- Bien sûr, je le sais, mais...
- Un instant, coupa Batz. Elle est partie depuis longtemps ?
- Deux jours avant Noël, sir... comme d'habitude !
- Est-ce que quelqu'un est venu la demander depuis : une jeune femme blonde accompagnée d'un... gentleman? Une Américaine?
Derrière leurs lunettes, les yeux de Smuts s'arrondirent :
- Moi je n'ai vu personne... Mais, ajouta-t-il, je n'ai repris mon poste qu'avant-hier. Milady a eu la bonté de me faire remplacer à cause d'un deuil de famille, en Cornouailles...
- Et qui vous remplaçait ? reprit Batz en faisant jouer une pièce d'argent au bout de ses doigts.
- Tom Weller, l'un des valets qui avait déjà la confiance de sir Edward. Il est reparti aussitôt pour Ketteringham Hall.
- Il ne vous a rien dit ?
- Il n'y avait pas de raison. Si quelqu'un est venu, c'est à lady Atkyns qu'il en aura rendu compte. Je peux encore vous aider en quelque chose, sir? fit le gardien en louchant sur la pièce d'argent qui ne se fit d'ailleurs pas prier pour rejoindre sa main.
- Non, merci. Je vais aller là-bas...
Sans plus s'occuper du journaliste, Batz tourna les talons et descendit les marches pour rejoindre son cab qui, à tout hasard, l'avait attendu, mais Peltier lui emboîta le pas :
- Vous allez à Ketteringham Hall ?
- Bien entendu.
- Ce soir c'est un peu tard... Vous avez un hôtel pour la nuit ?
- Sans doute.
- Puis-je demander lequel? insista Peltier avec un sourire engageant.
Batz s'arrêta, une botte sur le marchepied du cab :
- Que vous soyez journaliste, d'accord... mais n'avez-vous pas l'impression d'être un peu trop curieux?
- Déformation professionnelle, fit l'autre, la mine faussement contrite. Et je ne vois pas pourquoi l'adresse d'un hôtel serait secret d'État.
Le baron commençait à penser qu'il aurait du mal à se débarrasser du fâcheux, un curieux aussi invétéré étant la dernière personne qu'il souhaitât accrocher à ses basques :