- ... chez ce bon M. de la Sablonnière qui en a fait le rendez-vous de tous les émigrés un peu argentés ! Excellente cuisine... agréable logement... accueil vieille France !
- J'aurais été étonné que vous ne fussiez pas au courant.
- Oh, j'y suis tout à fait : c'est là que j'habite.
- Vous m'en direz tant! En ce cas montez! Je vous ramène.
Peltier ne se le fit pas dire deux fois. Tandis que Batz restituait son bagage au cocher, il se hâta de grimper et s'accota au fond de la voiture avec un soupir d'aise. Pour des raisons d'économie il ne s'autorisait pas souvent les cabs, usant le plus souvent de ses longues jambes, mais, dans la nuit tombante, la voiture était la bienvenue. Il entreprit d'en remercier son hôte par un état comparatif des diverses situations des émigrés récemment arrivés en Angleterre. Pris par ses propres pensées, Batz n'écoutait que d'une oreille un discours qui n'était cependant pas sans intérêt :
- On trouve ici, depuis les graves événements de l'été dernier, un assez joli échantillonnage du peuple français tout entier parce que cette deuxième vague de fuite à l'étranger constitue ce que j'appellerai l'émigration de panique. En 89, seule une partie de la noblesse s'est envolée sur les talons du comte d'Artois et des Polignac mais, à présent, avec une autre fournée de nobles, nous avons les anciens maîtres d'ouvre de la Révolution, les constituants avec ce fléau du clergé qu'est l'ex-évêque d'Autun accompagné par son ami Narbonne et aussi Mme de Staël. Et ce qui est plus grave à mon sens, c'est que nous arrivent aussi des commerçants : bouchers, boulangers, cordonniers, des artistes, et même des travailleurs manuels : des tailleurs de pierre, des ramoneurs, des maréchaux-ferrants. Pour ceux-là, je ne me fais pas de souci : ils trouveront toujours à gagner leur vie. Ils seront moins à plaindre qu'une duchesse désargentée ou qu'un courtisan dans la gêne... Mais j'ai l'impression que vous ne m'écoutez pas, baron?...
- Si, mentit Batz. Prenez que je me sente peu enclin à la discussion... et ne m'en veuillez pas ! Ah, nous arrivons !
L'hôtel de la Sablonnière était en vue et bientôt la voiture s'y arrêtait :
- Vous voilà chez vous, dit le baron en se penchant pour ouvrir la portière.
- Eh bien... et vous? fit l'autre interloqué.
- J'ai encore une petite course à faire. Nous nous verrons plus tard !
Le plus aimable sourire accompagnait l'invitation à descendre et l'importun fut bien obligé, quoi qu'il en eût, d'en passer par où le voulait celui dont il espérait bien faire son bailleur de fonds, au moins pour un temps, et se faire véhiculer par lui jusque chez lady Atkyns auprès de laquelle il était sûr de trouver la plus large hospitalité.
Avec un soupir à fendre l'âme, il réussit à s'extraire de la voiture et à prendre pied devant l'auberge :
- Voulez-vous que je demande une chambre pour vous ? proposa-t-il en désespoir de cause. Et peut-être aussi une table pour le souper ?
- La chambre je veux bien, le souper c'est moins sûr, répondit Batz toujours aussi gracieux. Il se peut que l'on me retienne...
- Ah... je peux déposer votre bagage, au moins? Peu patient quand ce n'était pas nécessaire, Batz
sentit la moutarde fort près de lui monter au nez mais, devinant sous cette insistance une possible détresse, il prit dans sa bourse une guinée :
- Merci, mais il y a dans ce sac un objet que je désire offrir. Ce que vous pouvez faire, s'il vous plaît, c'est demander qu'on vous ouvre une ou deux bouteilles de bon vin de Bordeaux... et buvez-les si je ne viens pas souper.
La pièce d'or représentait bien plus que quatre ou cinq verres du meilleur cru, mais le baron préservait ainsi l'amour-propre du journaliste qui accepta sans plus de façons. Le cab repartit et, une demi-heure plus tard, ayant échangé chez le loueur sa voiture citadine contre l'équivalent d'une chaise de poste française, Jean de Batz quittait Londres l'âme en paix en direction du nord-est. Ce qu'il avait à dire à son amie Atkyns n'était pas fait pour les longues oreilles d'un journaliste dont les idées politiques pouvaient se montrer fluctuantes... Laissant à son cocher le soin de le mener à bon port, il prit une couverture qui sentait le cheval, s'en enveloppa, se coucha sur la banquette, tira son chapeau sur ses yeux et s'endormit aussi tranquillement que s'il était dans son lit...
Il fallut toute la nuit et trois relais pour mener Batz des brouillards de la Tamise à ceux de la Yare, à une centaine de miles de la capitale. Les routes du Norfolk n'étaient pas meilleures que celles du nord de la France et le fog n'arrangeait pas les choses. Il était donc près de dix heures quand l'attelage franchit les grilles de Ketteringham Hall, vaste château de l'époque Queen Ann, pas vraiment beau mais donnant une assez bonne idée de la fortune qui l'avait construit. Grand propriétaire terrien en ce Norfolk aux horizons immenses voué à la culture où les fermes prenaient des allures de manoirs, sir Edward Atkyns l'entretenait avec un soin jaloux mais ne l'habitait pas, en laissant la jouissance à une épouse dont il vivait séparé.
Celle-ci était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane où, quelques années plus tôt, sa beauté rousse d'Irlandaise opérait des ravages plus encore qu'un talent s'épanouissant surtout dans les personnages les plus passionnés du répertoire. Au contraire de Nell Gwynn, autre rouquine et ancienne illustration du théâtre de St. Catherine Street, qui avait commencé par y vendre des oranges avant de monter sur la scène puis dans le lit du roi Charles II pour y décrocher un titre ducal, Charlotte Walpole était d'assez bonne famille : fille naturelle et reconnue de Thomas Walpole, proche parent de l'ancien Premier ministre et de l'écrivain qu'avait tant aimé Mme du Deffand, elle avait reçu éducation et instruction avant de devenir reine au théâtre et lady dans la vie quotidienne. Ayant jugé ce dernier avatar bien préférable au premier, elle abandonna les planches pour un statut de noble dame qui lui valut de suivre son mari dans ses voyages, d'être reçue à Versailles et présentée à la Reine. Un jour inoubliable pour elle qui marqua le début de l'admiration et même de l'attachement passionné qu'elle voua dès lors à Marie-Antoinette. La Reine devint son modèle, sa référence en toutes choses, et elle déplora de ne pouvoir prendre rang dans une cour qui la fascinait. Cependant, elle laissa son époux continuer seul un voyage à travers l'Europe et s'installa à Versailles d'abord, où elle fréquenta le cercle Polignac, puis à Paris, rue de Lille, afin d'être proche des Tuileries où vivait désormais son idole. Mais elle était anglaise et les débuts de la Révolution la renvoyèrent en Angleterre où d'ailleurs son mari exigeait son retour. Depuis, elle vivait l'oil fixé sur les événements de Paris et ouvrait facilement sa maison aux anciens amis émigrés avec l'espoir secret qu'un jour sa reine viendrait chercher refuge à son foyer.
Batz la connaissait depuis ce premier voyage qui avait été pour elle son chemin de Damas mais leurs relations s'étaient resserrées après le début du grand drame qui secouait la France. Il savait pouvoir compter sur elle et, à plusieurs reprises, l'un des deux bateaux boulonnais du baron avait relâché à Southwold ou à Lowestoft quelques malheureux fuyards dont la généreuse femme avait pris soin. Elle s'était ainsi constitué un petit cercle d'amis français reconnaissants auprès de qui elle recueillait tous les renseignements possibles touchant Marie-Antoinette. On était toujours certain, en abordant Ketteringham Hall, d'y trouver un ou deux émigrés roulés en boule au coin du feu pour y attendre des jours meilleurs.
Venu plusieurs fois au château, Batz y fut reçu par Brent, le majordome, avec le maximum d'enthousiasme que l'on peut attendre d'un serviteur britannique : une inclination du buste un peu moins raide, un demi-sourire au coin des lèvres et un :