- Moi aussi je le suis, dit Charlotte. Et je suis prête à engager ma fortune pour la Reine... et les siens.
- Je le sais. Cependant, mes prières dans l'instant présent n'iront pas au-delà d'un déjeuner. Je meurs de faim, ajouta-t-il en souriant.
- Seigneur! Nous sommes impardonnables, le comte et moi, de vous tenir debout ! Asseyez-vous ! Je vous sers !
Une fois son hôte nanti et La Châtre retourné à son propre breakfast, lady Atkyns s'assit près de Batz, une tasse de thé à la main :
- Dites-moi à présent en quoi je puis vous être bonne, mon ami. Pour franchir la mer en cette saison, il faut avoir une raison bien forte...
- En effet. Je pensais trouver chez vous une amie, une jeune Américaine qui transporte pour moi un... trésor.
La magie du mot opéra comme d'habitude :
- Un trésor ? Et vous vous en seriez déchargé sur une femme ? murmura Charlotte Atkyns avec, dans la voix, l'ombre d'une déception.
- Oui, parce que c'était la sagesse. Laura Adams porte, cousu dans l'ourlet de sa robe, le grand diamant bleu de Louis XIV volé au Garde-Meuble et que j'ai eu la chance de me faire rendre par le duc de Brunswick auquel la Toison d'Or de Louis XV, dont le diamant est la pièce maîtresse, avait été offerte pour qu'il renonce à marcher sur Paris.
- Le bruit en a couru chez la duchesse de Devonshire. Ainsi c'était vrai ?
- On ne peut plus vrai : le pillage des joyaux de la Couronne de France a été orchestré par Danton et peut-être aussi Roland pour acheter les Prussiens. A présent je ne vous cache pas que je suis inquiet : Laura Adams qu'accompagné mon ami le journaliste Ange Pitou devrait être chez vous. Je lui avais donné vos adresses comme point de ralliement...
- Vous êtes allé à ma maison de Londres ?
- Tout droit en débarquant : on n'y a pas vu mes voyageurs mais comme votre gardien n'ouvre pas facilement votre porte, j'ai pensé qu'ils avaient pu croire la maison vide et se décider pour votre château. Or, je constate avec chagrin qu'ils ne sont pas là.
- Quelle route devaient-ils prendre?
- Saint-Malo où ma messagère a des... facilités, et Jersey. Ils sont partis une bonne semaine avant moi et j'ai été retardé à Boulogne par une légère avarie à mon bateau, sans compter un malaise de Mme de Saint-Gérand que j'ai amenée ici avec son époux. Même avec une mer peu clémente, ils devraient être là...
Charlotte Atkyns s'empara de la théière pour resservir son hôte. Elle et Batz étaient seuls à présent. Voyant qu'ils s'étaient engagés de toute évidence dans une conversation intime, La Châtre et les trois autres personnes présentes s'étaient esquivés avec discrétion.
- Ce chemin-là est long, périlleux. Vous-même, avez-vous rencontré des désagréments? Mais j'y pense : pourquoi ne pas leur avoir indiqué votre hôtel de la Sablonnière ?
- Je l'ai indiqué, en spécifiant qu'ils ne devaient s'y installer que si vous n'étiez ni à Londres ni ici. C'est une excellente maison mais elle fourmille d'espions qui ne sont pas tous anglais. Oh! je ne vous cache pas que je suis inquiet... très inquiet même!...
- C'est fort compréhensible. Que comptez-vous faire à présent ?
- Certes pas m'endormir dans les délices de votre demeure, ma chère ! Il faut que je reparte.
- Et où voulez-vous aller?
- A leur rencontre... Il a dû se passer quelque chose...
- C'est insensé ! Retard ne signifie pas accident ou malheur ! Vous risquez seulement de les croiser sans les voir, donc de les manquer.
- Je ne peux pas rester ici à ne rien faire. A la marée de cette nuit, je ferai voile vers Jersey où j'avais indiqué quelques points de repère. Ainsi, je saurai au moins s'ils y sont passés. Ma chère amie, ajouta Batz en se levant, je vous remercie de ce moment délicieux à tous égards passé auprès de vous. Veuillez demander ma voiture !
En un instant, Charlotte fut presque en larmes : l'arrivée du baron signifiait pour elle tout autre chose qu'une visite éclair à la recherche de deux inconnus. Elle se pendit à son bras :
- Ne partez pas si vite, voyons! Attendez-moi! J'ai donné ordre de préparer mon bagage...
- Votre bagage ? Mais pour quoi faire ?
- Pour partir, bien sûr ! En vous voyant arriver et sachant avec quelle facilité vous passez le Channel, j'ai pensé qu'il y avait là une réponse à mes interrogations intimes ! Je veux aller à Paris parce que je veux travailler à la libération de la Reine ! On ne se hâtera jamais assez pour une telle cause...
- Il ne peut être question que vous m'accompagniez ce matin. Je vous l'ai dit, je vais à Jersey, pas à Paris. Ensuite, si Dieu le veut, je reviendrai pour me rendre chez William Gray, le joaillier de Bond Street...
- Fort bien. En ce cas, je vais vous suivre à Londres où j'attendrai de vos nouvelles mais... au cas où vous ne retrouveriez pas votre diamant...
- Si je ne le retrouve pas, c'est que Laura Adams et Ange Pitou seront morts, perdus en mer ou Dieu sait quoi, gronda Batz. Toute autre explication est impensable...
- Soit, soit! Ne vous fâchez pas! C'est une simple hypothèse. En ce cas, dis-je, souvenez-vous que je suis très riche et que ma fortune est au service de la Reine !
Touché, Batz lui sourit :
- Pardon ! Je sais quelle âme généreuse est la vôtre. N'oubliez cependant pas que vous avez un fils...
- Et ce fils a un père dont il héritera. Mais j'y pense, pourquoi ne viendriez-vous pas me chercher, que vous ayez pu faire affaire avec William Gray ou non ? Si le diamant est perdu, je vous donnerai, moi, l'argent nécessaire... et je pourrai repartir avec vous !
- Non, Charlotte ! Paris est devenu trop dangereux, surtout si l'Angleterre déclare la guerre à la France. Je ferai appel à vous si besoin est. Avant de prendre la vôtre, je possède encore une fortune... et le reste de la Toison d'Or ! Mais je promets de revenir vous voir si je reviens à Londres-Vingt minutes plus tard, Batz quittait Ketteringham Hall au désespoir de La Châtre qui, enfermé dans sa chambre, griffonnait fébrilement des lettres destinées à sa femme, à Lullier, et surtout à sa chère maîtresse dont la séparation lui était douloureuse. Il voulait la convaincre de le rejoindre comme elle aurait dû le faire depuis longtemps. Ce procès stupide lui tenait-il tellement à cour qu'elle le préférât à la vie tellement agréable qu'elle trouverait auprès de lui ? Il était prêt à toutes les folies pour elle et souhaitait en faire sa femme dès que le divorce serait enfin intervenu... Sur ce point, la Révolution avait du bon.
Mais l'encre du long plaidoyer n'était pas encore sèche quand le roulement de la voiture du baron sur le sable des allées vint lui apprendre que son messager d'amour était déjà parti...
En rentrant à Londres, Batz conserva sa voiture de louage dont on changea les chevaux et le cocher tandis qu'il se rendait à l'hôtel de la Sablonnière d'où - et il en bénit le Ciel - Peltier était absent. Là, il s'assura que l'on n'y avait pas vu le couple qu'il cherchait et prit toutes dispositions pour qu'on le retienne au cas où il apparaîtrait pendant son absence. Tranquille de ce côté, le baron se fit conduire au port où il donna d'autres ordres au capitaine Grimaud, patron de la Marie-Jeanne, l'un des deux lougres boulonnais qui lui appartenaient. Un détail que tous ses amis de Paris, y compris Marie Grandmaison, sa maîtresse et chère compagne, ignoraient. Grimaud devait l'attendre tranquillement dans le port de Londres tandis qu'il se rendrait à Portsmouth puis, de là, à Jersey, par le chemin normal, celui qu'empruntaient les bateaux assurant plus ou moins la liaison entre les îles anglo-normandes et le royaume britannique. Cela diminuait les risques de manquer Laura et Pitou au cas où ils seraient en route. En effet, toujours méticuleux lorsqu'il établissait un plan, Batz avait indiqué aux deux jeunes gens les auberges de Saint-Hélier à Jersey et de Portsmouth qui pouvaient leur servir de relais. Mais quand, au bout des quelque quatre-vingts miles qui séparaient la capitale de son plus grand port militaire, il atterrit à l'auberge du Soient, il n'avait trouvé trace des voyageurs dans aucun relais et l'aubergiste ne les avait pas vus davantage.