- Qu'est-ce que vous dites ?
- Oh, vous avez très bien entendu : Mme de Laudren croyant sa fille morte et enterrée s'est laissé prendre au charme de Pontallec et ils se sont mariés il y a peu...
Batz garda le silence quelques secondes, digérant la nouvelle qu'il fit glisser avec une gorgée de café brûlant avant de demander :
- Et elle, Laura ? Comment a-t-elle reçu cela ?
- Aussi mal que possible. Elle est partie de l'auberge en courant mais devinant ses intentions, je me suis jeté derrière elle et, en effet, je l'ai rattrapée juste avant qu'elle n'arrive chez sa mère. La jeune Bina, la servante, nous avait suivis, terrifiée. A nous deux, nous avons réussi à ramener Laura à l'auberge. Là j'ai envoyé la petite à ses affaires, en lui recommandant la plus grande discrétion, et j'ai commencé à parler. A batailler plutôt : Laura voulait absolument faire irruption dans sa maison d'enfance pour s'y déclarer bien vivante et dénoncer les crimes de Pontallec... Vous imaginez les réactions que son entrée aurait pu déclencher! D'après Bina - et je veux bien la croire -, elle ne serait pas restée très longtemps en vie.
- Un accident " regrettable " ? La mère aurait peut-être émis quelques protestations ?
- Pour ce que j'en sais, elle n'a jamais été une mère très chaleureuse. En outre, je la crois aveuglée par l'amour et c'est toujours grave quand une femme épouse un homme plus jeune qu'elle. Je suis persuadé qu'elle n'aurait rien cru de ce que sa fille a souffert de Pontallec, et lui aurait joué l'innocence. Peut-être d'ailleurs la croyait-il morte de bonne foi ?
- Peut-être... Il s'est trouvé en face d'elle, au château de Hans, et il ne l'a pas reconnue [iii]. Quoi qu'il en soit, comment avez-vous convaincu Laura de ne pas courir leur clamer sa vérité ?
- Je lui ai rappelé que nous avions une mission à remplir et que le mal étant fait, mieux valait remettre à plus tard ses affaires de famille. Le problème que nous avions à résoudre était celui de l'embarquement pour Jersey puisque nous ne pouvions plus compter sur l'aide de la nouvelle marquise. C'est Laura qui a trouvé la solution.
- A Cancale.
- Oui. Vous vous souvenez, je pense, de Joël Jaouen, cet homme de confiance de Pontallec dont j'avais fait la connaissance au club des Amis de la Liberté dans les débuts de la Révolution...
- Comment voulez-vous que je l'oublie ? fit Batz en haussant les épaules. C'est grâce à lui et à la confiance qu'il avait mise en vous que nous avons su ce qui se passait rue de Bellechasse et que nous avons pu intervenir pour soustraire cette malheureuse aux entreprises de son époux...
- Pardonnez-moi! Je suis tellement tourmenté que je n'ai plus vraiment ma tête à moi ! Toujours est-il qu'en ramenant... Anne-Laure de Pontallec de l'enterrement discret de sa petite fille, Jaouen, qui avait tenté vainement de l'empêcher de rentrer chez elle, lui avait dit qu'au cas où elle aurait besoin d'un refuge, elle pourrait se rendre à Cancale, dans un petit bien qu'il possède là-bas et qui s'appelle le Clos Marguerite dont une voisine et cousine possédait la clef. Il avait même ajouté que si le danger se rapprochait d'elle, il serait toujours possible de la faire passer à Jersey. Nous sommes donc allés à Cancale. A mon grand soulagement, je l'avoue : l'air de Saint-Malo me semblait aussi malsain que possible...
- Je veux bien le croire. Vous êtes donc allés là-bas?
- Oui, dans la carriole d'un marchand d'huîtres tout fier de trimballer un garde national... et une jolie femme ! Il nous a aussi indiqué la maison de Nanon Guénec, la cousine de Jaouen. C'est vers la pointe du Grouin, un endroit un peu sauvage où il n'y a guère que trois maisons, y compris le Clos Marguerite.
- Et cette Nanon Guénec vous a fait bon accueil ?
- Nous avons trouvé mieux : Jaouen lui-même... mais combien changé! Tout d'abord, nous avons cru à une erreur...
La voix du journaliste venait de baisser jusqu'au murmure et durant un instant il se tut, revivant l'instant où une porte s'était ouverte sur les profondeurs obscures d'une maison barrées par la grande forme d'un homme qui semblait avoir habillé son visage avec le chaume de son toit tant la barbe, la moustache et les sourcils rejoignaient les longs cheveux qui n'avaient pas dû rencontrer le peigne depuis longtemps. Un homme en guêtres, en sabots et en blouse sale dont l'une des manches pendait, vide...
Sous cette broussaille, les yeux devaient voir clair car lui reconnut ses visiteurs. Avec un grondement qui ressemblait à un sanglot, il voulut refermer le vantail qu'il n'avait pas lâché mais Pitou fut plus rapide, avança un pied chaussé de l'épais brodequin d'uniforme et coinça la porte :
- Ne nous chasse pas, Jaouen ! On a besoin de toi...
Alors il les avait laissés entrer, mais sans dire un mot, et il était allé s'asseoir dans l'âtre allumé, à même les cendres...
- Eh bien ? s'impatienta Batz.
- Jaouen a perdu, à Valmy, un bras et ses rêves de gloire. Il aurait préféré mourir mais, par extraordinaire, il a été soigné... et bien soigné, mais on l'a renvoyé dans ses foyers. Alors il est revenu vers cet asile qu'il voulait offrir à une autre pour y vivre comme un sauvage ou presque. Si sa maison est à peu près propre, c'est parce que la vieille Nanon s'en occupe un peu quand il le permet...
- Je me souviens de lui. Une telle force ! Une si grande vitalité ! Par quel miracle a-t-il accepté de survivre ?
- On peut chérir les idées de liberté, d'égalité et de fraternité sans abdiquer la foi chrétienne. Pour Jaouen, le suicide est le crime sans pardon. Alors il vit... Notre arrivée l'a bouleversé. Laura est sans doute la dernière femme qu'il aurait souhaité rencontrer dans l'état où il se trouve...
- Il l'aime toujours ?
- Toujours et davantage encore, mais elle a pris les choses en main avec beaucoup d'intelligence et de détermination. Pendant plus de deux heures elle lui a parlé en marchant sur le sentier qui domine la mer. Moi je suis resté dans la maison et j'en ai profité pour changer mon uniforme contre le costume civil que j'avais emporté. Sans doute lui a-t-elle dit ce qu'il avait besoin d'entendre. Quand ils sont revenus, les yeux de Jaouen avaient retrouvé un peu de lumière sous leurs arcades broussailleuses. Elle m'a dit qu'il allait faire en sorte que je puisse gagner Jersey et, comme je protestais qu'elle devait m'accompagner, elle m'a répondu : " Non, je reste. Je ne suis plus indispensable pour la réussite de notre projet et Joël a besoin de moi. Il faut que je le sorte de ce marasme où il vit depuis sa blessure... "
- Vous n'avez pas tenté de la convaincre ?
- Non, parce que je sentais que cela ne servirait à rien. Elle s'est contentée de découdre l'ourlet de sa robe et m'a remis le diamant en disant que je n'aurais qu'à revenir la chercher au retour.
Batz, qui retenait sa respiration depuis un instant, lâcha un soupir de soulagement :
- Ouf!... D'après ce que vous venez de dire, j'ai cru un moment qu'elle voulait s'implanter dans ce coin... si proche de Saint-Malo. Qu'est-ce que quatre lieues ?
- Je l'ai cru aussi, mais non : elle se sent seulement une dette de reconnaissance envers cet homme qui a tenté de lui ouvrir les yeux sur son époux, qui voulait la sauver de lui... et d'elle-même. Je n'ai pas lutté contre sa volonté : j'étais soulagé, je crois, de ne pas l'exposer aux périls de la mer. Qui était mauvaise quand nous sommes arrivés à Cancale... J'ai dû attendre quelques jours avant que Jaouen ne me dise que tout était prêt, que ce serait pour la nuit suivante...
- Autrement dit hier soir?
- En effet. Vers dix heures, il m'a accompagné à une petite grève que l'on appelle le Saucey. Il y avait là une barque et un pêcheur. Peu après nous avons aperçu le cutter anglais ancré à quelques encablures. Je suis parti... et me voilà!