Pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés, Batz sourit à son fidèle lieutenant. L'angoisse s'était enfin envolée. Grâce à Dieu, Laura ne gisait pas au fond de la mer ou victime d'une mauvaise rencontre et il en éprouvait une joie extrême, plus vive qu'il ne l'aurait cru...
- Tout est donc bien! Vous allez me remettre la pierre et je vais repartir avec le bateau qui m'a amené... Vous n'avez aucune envie d'aller à Londres, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec une soudaine douceur.
Le visage de Pitou s'éclaira tandis que s'enfuyaient les nuages assombrissant son regard bleu dans lequel Batz lisait à livre ouvert.
- Vous... vous n'avez pas besoin de moi ?
- Pas plus que de Laura, dès l'instant où la pierre est hors de France. Et puis, n'avez-vous pas annoncé à nos amis que vous alliez revenir?
- Oui. De toute façon il faut que je repasse par Cancale : j'ai jugé plus prudent de laisser là-bas mon uniforme de garde national. Je dois aller le rechercher...
- Mais comment donc ! fit Batz.
Et il éclata de rire, appela la servante pour demander des chambres : son navire ne repartait en effet que le lendemain. Quant à Pitou, il devrait sans doute attendre plusieurs jours avant qu'un bateau anglais ne s'aventure aux approches de la côte bretonne.
La journée que Batz passa à Jersey - en compagnie de Pitou, bien entendu ! -, il en employa une partie à rendre visite au prince de Bouillon, réfugié à Saint-Aubin dans le domaine acheté par son père adoptif, le duc Godefroy, prince de Turenne.
C'était un curieux personnage que ce prince, adopté avec l'assentiment des États de Bouillon en 1791. Pur natif de Jersey, il se nommait à l'origine Philippe Dauvergne, fils d'Elisabeth Le Gueyt, une jolie fille de l'île, et d'un simple lieutenant de la marine anglaise qui prétendait se rattacher à la famille du conquérant de Jérusalem par une branche fort ancienne remontant au xine siècle. Lesdites prétentions devaient offrir assez de vraisemblance pour que le vieux duc eût décidé d'en faire son fils et de confirmer cette décision dans ses dispositions testamentaires.
Marin dans l'âme, comme son père naturel, le jeune Philippe assumait le poids d'une des plus illustres lignées européennes avec un plaisir évident et un naturel parfait. Intelligent, il avait l'âme chevaleresque, le cour sensible et généreux. Les malheureux qui débarquaient à Jersey trouvaient auprès de lui un accueil compréhensif. Le cheveux blond, l'oil bleu, la carrure normande pour ne pas dire britannique, c'était aussi un joyeux luron dont les aventures galantes ne se comptaient plus. Seul petit travers, il tenait absolument à ce titre de prince qui lui chatouillait agréablement les oreilles et régnait sur une petite cour où il avait instauré une étiquette quasi versaillaise.
Il reçut ses visiteurs inattendus avec un enthousiasme qui eût réchauffé le cour le plus glacé mais qui se teinta de gravité quand Batz l'informa de ses projets : faire sortir la famille royale du Temple, en ordre dispersé pour ne pas renouveler les erreurs de Varennes, mais surtout le petit roi Louis XVII sur qui reposaient à présent tous les espoirs de ceux que l'on pourchassait sur le territoire français. Le prince accepterait-il d'offrir à l'enfant-roi l'asile inexpugnable dont il avait besoin et de rassembler autour de lui les forces nécessaires à la reconquête du trône ?
A peine eut-il achevé de parler que des larmes montèrent aux yeux du prince. D'abord trop ému pour parler, il posa ses mains sur les épaules de Batz et l'embrassa :
- Moi, devenir le chevalier du Roi ? Son protecteur et son plus humble serviteur? Jamais on ne m'a rien offert de plus magnifique et de plus exaltant !
- C'est moi qui suis heureux, monseigneur! Je n'ai pas douté un instant de votre acceptation, mais entendons-nous bien : il s'agira du Roi et du Roi seul ! En aucun cas, le comte de Provence, qui se fait appeler régent de France, ne devra se le faire remettre ou venir vivre avec lui. La Reine seule - avec sa fille bien entendu - si cela est possible, et vous savez qu'elle exècre son beau-frère...
Bouillon ne savait rien du tout, n'ayant jamais mis les pieds à la Cour, mais à l'évocation de Marie-Antoinette dont beaucoup d'hommes rêvaient, son regard étincela tandis que s'ébauchait déjà dans sa tête un roman dans la grande tradition de l'amour courtois.
- Je saurai les défendre tous deux contre le monde entier, je vous en engage ma foi et mon honneur ! Nous restez-vous quelque temps, baron ?
- Non, je pars pour Londres demain matin mais mon ami Pitou qui, lui, retourne en France, sera là quelques jours encore. Si Votre Altesse a un message à faire parvenir en Bretagne, il sera à la London Tavern jusqu'au départ du prochain " courrier céleste ", ainsi que les malheureux qui attendent appellent vos navires...
- Où veut-il toucher terre ?
- Près de Cancale.
- Je vais y veiller en personne ! On le ramènera à bon port !
Une semaine plus tard, par un ciel sans lune et une mer houleuse, un guetteur posté sur la falaise du Grouin comme presque chaque nuit aperçut un navire louvoyant avec précaution le long de la côte. Il agita alors une lanterne sourde dont il libéra la lumière selon un code bien établi. Le brick, de son côté, lâcha trois signaux lumineux. L'homme prit sa course vers quelques " maisons de confiance " où, dans des cachettes, des étables, des greniers, des réfugiés attendaient pour se rendre à la grève du Saucey. Depuis la mort du Roi, ils se faisaient de plus en plus nombreux...
Pendant ce temps, le navire anglais mettait à la mer une yole montée par deux marins. Pitou y descendit et l'on rama avec force vers le point de débarquement. En approchant, plusieurs silhouettes noires apparurent. Il y avait là une femme portant un enfant dans ses bras, deux prêtres, un homme armé jusqu'aux dents et deux jeunes filles-Pitou sauta à terre mais, avant de s'éloigner, il prit l'enfant des bras de sa mère pour que celle-ci pût embarquer avec plus de facilité, puis le lui remit sans qu'il s'éveille. C'était un bébé soigneusement enveloppé de lainages qui ne laissaient dépasser qu'un petit bout de nez. Pitou sourit à la jeune femme :
- Tout ira bien, dit-il. Ayez confiance ! C'est un bon bateau.
- C'est de la mer que j'ai peur. Les vagues sont fortes...
- Les vagues sont l'affaire du marin et ceux-ci sont excellents. Bonne chance !
Cependant, il resta un moment sur place, regardant la yole s'éloigner en dansant sur les flots. Une rafale de vent s'engouffra dans son ample manteau qu'il gonfla comme une voile, et faillit emporter son chapeau. Il eut l'impression que les vagues se faisaient plus hautes et, machinalement, fit un signe de croix en invoquant mentalement la Vierge Marie que la jeune femme de tout à l'heure lui rappelait. Bientôt, il ne vit plus rien que la silhouette floue du brick à la voilure réduite. Enfin, après un temps qui lui parut incroyablement long, les voiles reprirent du volume et le navire sauveur se fondit dans la nuit. Pitou découvrit alors qu'il avait froid et s'élança dans le sentier dont, à l'aller, il avait bien remarqué l'entrée. Quelques minutes plus tard, il courait sur la lande vers la maison de Jaouen. Il avait hâte à présent de retrouver Laura, le sourire de ses yeux noirs quand il lui dirait que tout allait bien et que le dangereux diamant bleu de Louis XTV était en sûreté entre les mains du baron. Il avait hâte aussi de l'emmener loin de ce pays breton qui lui avait valu une autre déception, une autre blessure.
Mais il eut beau frapper, cogner, appeler même, à la porte et aux volets, personne ne répondit. Le vent emporta sa voix jusqu'aux oreilles de Nanon Guénec. La vieille femme dormait peu, et pas du tout les nuits de mauvais temps : elle priait pour les inconnus qu'elle abritait parfois et qui préféraient toujours le péril de la mer à la rage des hommes. Elle prit sa grosse mante de bure, ses sabots mais point de lanterne : la lande, elle la connaissait comme personne et le Clos Marguerite était proche.