Lorsque la Convention eut pris place au sommet de la montagne, un chour de deux mille cinq cents voix entonna un hymne au Père de l'Univers composé par Marie-Joseph Chénier tandis que les jeunes filles jetaient des fleurs sur la foule répandue tout autour, que les mères élevaient leurs enfants au-dessus de leurs têtes et que les jeunes hommes brandissaient des sabres en jurant de s'en servir jusqu'à la victoire. Après quoi, bien sûr, les assistants se livrèrent à une sorte d'énorme pique-nique copieusement arrosé : il faisait si chaud !
Parmi les députés, deux hommes avaient suivi le délirant événement avec des yeux froids, un sourire glacé. L'un d'eux dit :
- Ce n'est pas assez d'être le maître, ce bougre-là voudrait aussi être un dieu?
- Il faudrait peut-être songer à y mettre un frein?
L'un s'appelait Barras et l'autre Fouché...
Robespierre lui-même était-il satisfait? Plein d'exaltation le matin en quittant la maison Duplay, il y revint le soir, toujours calme, toujours impénétrable mais à cette seconde famille qu'il s'était donnée et qui le félicitait en pleurant de joie, il déclara :
- Vous ne me verrez plus longtemps...
Ils pensèrent qu'il était fatigué, mais lui songeait déjà à compléter la cérémonie de ce jour en offrant à sa nouvelle divinité un sacrifice propitiatoire susceptible de frapper de terreur ceux qui devaient comploter sa ruine. D'abord, il fallait accorder une grâce aux habitants de sa rue dont certains ne cachaient pas leur écourement de voir passer jour après jour, sous leurs fenêtres, les sinistres charrettes de la mort dans lesquelles, parfois, ils reconnaissaient des amis. Une semaine plus tard, le bourreau Sanson démontait la guillotine pour la transporter au bout du faubourg Saint-Antoine, sur la vaste place du Trône-renversé [xlii]. On avait d'abord pensé à la Bastille, mais les habitants s'y opposèrent fermement.
- Ils vont mourir! Ils vont tous mourir!... Elleviou, les yeux fous, le masque torturé, venait de se ruer dans le jardin où Laura lisait, assise sous un arbre. Le livre s'échappa des mains de la jeune femme qui se dressa aussitôt :
- Qui va mourir ? Parlez, voyons !
- Emilie... sa mère... son frère... son époux... et Marie... Marie Grandmaison! Et une foule d'autres! Ils sont sortis du tribunal il y a vingt minutes. Maintenant... on les prépare. Venez! Venez vite !
- Marie ? Marie va mourir? Oh mon Dieu ! non ! Mais comment est-ce possible ?
- Je ne sais pas. Venez ! J'ai un cheval !
Il l'entraînait déjà et, frappée d'un effroi, d'une douleur qu'elle ne contrôlait pas, Laura le laissa l'emmener, traverser la maison en courant pour atterrir dans la cour où Jaouen essaya de se dresser entre eux et le cheval.
- Où l'emmenez-vous ? cria-t-il prêt à la bataille, mais ce fut Laura qui l'écarta :
- Ils vont tuer Marie, vous comprenez? Marie... Alors place !
Elleviou enfourchait déjà son cheval; elle sauta en croupe en passant ses bras autour de lui et ils partirent au galop, mais ralentirent bientôt jusqu'à un trot plus sage et surtout moins dangereux. Il y avait assez peu de monde dans les rues, les gens étant encore à table. Et puis le soleil de ce 29 prairial (17 juin) était chaud comme celui d'un plein été. Mais, quand on déboucha rue de la Barillerie qui prolongeait le pont au Change, il y avait déjà beaucoup de monde : le bruit que l'on allait exécuter les auteurs de la conspiration de l'Étranger s'était propagé comme une traînée de poudre et l'habituel public de sans-culottes armés de piques et de mégères braillantes était à son poste. Tout cela d'ailleurs parfaitement immobile et, aux abords du Palais, rien ne bougeait :
- Ils ne sont pas encore sortis et il va être deux heures, dit Elleviou en consultant sa montre. C'est surprenant...
Le maréchal-ferrant du quai de Gesvres auquel il confia son cheval le renseigna :
- Paraît qu'y sont beaucoup à préparer. Et puis d'après ma femme qu'est r'venue manger un morceau, paraîtrait qu'au moment où ils allaient sortir, on les a fait rentrer...
- Y aurait-il du nouveau ? murmura Laura prête à accueillir le moindre espoir. Une... grâce peut-être?
- Tu rêves, citoyenne ! Une grâce ? Et puis quoi encore ? Tu sais donc pas qu'c'est des ennemis du peuple tout ça? Non, la Julienne a attendu pour savoir et elle a vu arriver des grands rouleaux d'tissu rouge. Paraît qu'c'est pour leur faire des ch'mises !
- Des chemises? souffla Elleviou. Mais pourquoi?
- Ça s'rait parce qu'y sont les assassins des représentants du Peuple. Comme qui dirait d'ieur père!
Laura ne put en entendre davantage et s'enfuit de l'atelier pour s'appuyer au mur. La femme du maréchal-ferrant qui sortit à ce moment en mangeant une pomme ne la vit pas et se précipita dans la foule de plus en plus dense qui se pressait sur le pont et les abords immédiats de la Conciergerie et du palais attenant. Une foule estivale en vêtements légers, clairs le plus souvent et où même, par endroits, on voyait surnager des ombrelles. Une foule qui aurait pu être là pour une fête...
- Allons au pont Notre-Dame, soupira Elleviou. Les... condamnés doivent le franchir avant de traverser la Grève. Ils passeront devant nous et nous saurons alors si ceux que nous aimons y sont vraiment...
Arrivés là, il fit asseoir Laura sur le parapet du pont et s'y adossa auprès d'elle. De l'autre côté de la Seine, les tours pointues de la Conciergerie luisaient dans le soleil comme des pointes de glaive. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre le monde des vivants et celui des morts. De temps en temps, le chanteur se retournait pour regarder couler le fleuve. Il se prenait alors la tête dans les mains, et Laura pouvait l'entendre pleurer, mais elle n'avait aucune consolation à lui offrir. Son angoisse à elle lui suffisait, et aussi sa déception où sourdait une colère. Où était Batz à cette heure où l'on disait que Marie allait mourir? Ne savait-il pas que l'enlèvement du petit roi augmenterait sans aucun doute les dangers qu'elle pouvait courir? Pourquoi avant de disparaître ne l'avait-il pas arrachée de force à ses gardiens quand elle était encore rue Ménars pour la cacher... au besoin dans les carrières de Montmartre comme Rougeville? Ensuite, il aurait pu l'emmener avec lui dans cette folle expédition où peut-être il avait déjà laissé sa vie? Au fond d'elle-même, Laura savait bien que s'il ne l'avait pas fait c'est parce que c'était impossible, qu'il avait une mission à remplir et qu'il s'y devait tout entier; elle ne raisonnait plus qu'avec un chagrin qu'elle n'aurait jamais cru aussi profond. Et puis elle avait chaud sur ce pont sans ombre ! Partie sans chapeau, elle s'efforçait de préserver sa tête au moyen de son grand fichu d'organdi relevé sur ses cheveux...
Un homme qui la regardait avec complaisance depuis un moment s'approcha d'elle et lui tendit un journal :
- Mets ça au-dessus de tes yeux, citoyenne ! Ça protégera ton visage ! Le soleil tape dur : ça serait dommage qu'il le brûle.
Elle remercia d'un pâle sourire sans que son regard fixé sur l'entrée du Palais se détourne un instant sur lui. Elle ne saurait jamais à quoi il ressemblait car, à cet instant, une énorme clameur éclata, saluant l'ouverture des grilles. Elleviou se retourna. Laura se laissa glisser à terre et, accrochés l'un à l'autre comme des naufragés sur un rocher, ils regardèrent apparaître l'une après l'autre les huit charrettes de la mort.