Avant que personne ait eu le temps de prononcer un mot, Rand demanda : « Adeline, voulez-vous envoyer quelqu’un à la foire pour qu’on cesse de battre Isendre ? Elle n’est pas une aussi grande voleuse qu’on le croit. » La jeune femme blonde eut l’air surprise mais s’adressa aussitôt à l’une des Vierges de la Lance qui s’éloigna en courant.
« Comment savais-tu ça ? » s’exclama Egwene, en même temps que Moiraine questionnait impérieusement : « Où étais-tu parti ? De quelle manière ? » Ses grands yeux noirs se posaient alternativement sur lui et sur Natael, sans nulle trace de son calme d’Aes Sedai. Et les Sagettes… ? Mélaine à la chevelure couleur de soleil paraissait prête à extirper de lui des réponses avec ses mains nues. Bair avait l’air menaçant comme si elle entendait les obtenir à coups de baguette. Amys rajustait son châle et lissait ses cheveux clairs avec les doigts, incapable de décider si elle était inquiète ou soulagée.
Adeline lui tendit sa tunique, encore humide. Il en enveloppa les deux statuettes de pierre. Moiraine les examinait aussi. Il ignorait si même elle se doutait de ce qu’elles étaient, mais il avait l’intention de les cacher à tous du mieux qu’il le pouvait. S’il n’osait pas se fier à lui-même quand il disposait du pouvoir de Callandor, combien moins encore s’agissant du grand sa’angreal. Il attendrait d’en avoir appris davantage sur la façon de le maîtriser, et de se maîtriser lui-même.
« Que s’est-il passé ici ? » demanda-t-il, et la bouche de l’Aes Sedai se pinça en se voyant traitée en quantité négligeable. Egwene ne semblait guère plus satisfaite.
« Les Shaidos sont partis, à la suite de Sevanna et de Couladin, répliqua Rhuarc. Tous ceux qui sont restés vous reconnaissent comme Car’a’carn.
— Les Shaidos n’étaient pas les seuls à avoir détalé. » Le visage tanné de Han eut une grimace morose. « Quelques-uns de mes Tomanelles les ont imités. Et des Goshiens, des Shaarads et des Chareens. » Jheran et Erim acquiescèrent d’un signe de tête avec une expression presque aussi morose que celle de Han.
« Pas en compagnie des Shaidos, précisa le géant Bael de sa voix de basse, mais ils ont décampé. Ils répandront la nouvelle de ce qui s’est produit ici, de ce que vous avez révélé. C’est ce qu’il n’aurait pas fallu faire. J’ai vu des hommes jeter leurs lances et s’enfuir ! »
Il vous liera ensemble et vous détruira.
« Pas un Taardad ne s’en est allé, déclara Rhuarc, non pas avec fierté mais énonçant simplement un fait. Nous sommes prêts à vous suivre où vous nous conduirez. »
Où il les conduirait. Il n’en avait pas fini avec les Shaidos, avec Couladin ou Sevanna. Il jeta un coup d’œil aux Aiels sur les pentes du canyon et vit des visages bouleversés, bien qu’ayant choisi de rester. Quelle mine avaient alors ceux qui avaient fui ? Toutefois, les Aiels n’étaient qu’un moyen pour atteindre un but. Il devait s’en souvenir. Il faut que je sois plus dur queux.
Jeade’en attendait à côté de la corniche auprès du hongre de Mat. Indiquant du geste à Natael de rester à proximité, Rand se mit en selle, le paquet enveloppé dans sa tunique serré solidement sous son bras. La bouche contractée, le ci-devant Réprouvé vint se placer le long de son étrier gauche. Adeline et les Vierges de la Lance encore là sautèrent à bas de la corniche pour se déployer autour d’eux et, chose surprenante, Aviendha descendit et prit sa position habituelle à la droite de Rand. Mat enfourcha d’un bond la selle de Pips.
Rand leva les yeux vers ceux qui étaient sur la corniche, tous regardant, attendant. « La route pour revenir sera longue. » Bael détourna la tête. « Longue et sanglante. » Le visage des Aiels ne changea pas. Egwene tendit à moitié une main vers lui, du chagrin dans les yeux, mais il n’y prêta pas attention. « Quand le reste des chefs de clan viendra, cela commencera.
— Cela a commencé il y a longtemps, dit Rhuarc sobrement. La question est où et comment cela se termine. »
À cela Rand n’avait pas de réponse. Faisant tourner l’étalon pommelé, il traversa lentement le canyon, entouré par sa suite singulière. Les Aiels s’écartèrent devant lui, regardant, attendant. Le froid de la nuit se faisait déjà sentir.
Et quand le sang fut répandu sur une terre où rien ne pouvait croître, les Enfants du Dragon surgirent, le Peuple du Dragon, armés pour danser avec la mort. Alors il les appela à sortir des terres stériles et ils ébranlèrent le monde sous le choc des combats.