Si nombreuse qu’elle fût, la foule était loin d’occuper l’ensemble de la place. Sur ses pourtours, les gens se coudoyaient dans une multitude fourmillante, chacun allant à ses affaires, mais à mesure que diminuait la distance jusqu’aux limites du domaine de la Tour on comptait de moins en moins de passants, tant et si bien que sur une largeur jamais inférieure à cinquante pas une bande de dalles entourait les hauts murs blancs sans être foulée par personne. Les Aes Sedai étaient respectées à Tar Valon évidemment, et mieux encore, et la Souveraine d’Amyrlin gouvernait la cité comme elle gouvernait les Aes Sedai, mais peu souhaitaient se rapprocher plus que nécessaire du pouvoir des Aes Sedai. Il existe une différence entre être fier de posséder chez soi une cheminée somptueuse et se placer au milieu des flammes.
À peine une poignée de gens s’avançaient davantage – jusqu’au vaste perron qui menait à la Tour, jusqu’à la porte aux sculptures complexes, assez large pour que douze personnes la franchissent de front. Elle était ouverte à deux battants, accueillante. Il y avait toujours quelqu’un en quête d’aide ou d’une réponse qu’il pensait les Aes Sedai seules capables de donner, et l’on venait de loin aussi souvent que de près, de l’Arafel et du Ghealdan, de la Saldaea et de l’Illian. Beaucoup trouveraient à l’intérieur secours ou conseil, bien que souvent pas ce qu’ils avaient cru ou espéré.
Min gardait rabattu sur sa tête le grand capuchon de sa mante, dissimulant sa figure dans l’ombre de ses profondeurs. En dépit de la chaleur du jour, ce vêtement était assez léger pour ne pas susciter de commentaires, pas sur une jeune femme aussi visiblement timide. Et beaucoup étaient intimidés quand ils venaient à la Tour. Rien sur elle n’attirait l’attention. Ses cheveux bruns étaient plus longs que lorsqu’elle avait habité à la Tour la dernière fois, bien que ne tombant pas tout à fait jusqu’à ses épaules, et sa robe, d’un bleu uni à part d’étroites bandes de dentelle blanche de Jaerecruz au col et aux poignets, aurait convenu à la fille d’un riche fermier, portant ses habits des jours de fête pour se rendre à la Tour exactement comme les autres femmes se dirigeant vers le vaste perron. Min espérait du moins avoir la même allure. Elle dut se forcer à cesser de les examiner pour vérifier si elles marchaient ou se tenaient différemment. Je peux m’en tirer, se dit-elle.
Elle n’avait certes pas parcouru tout ce chemin pour s’en retourner maintenant. La robe était un bon déguisement. Quiconque dans la Tour se souvenait d’elle se rappelait une jeune femme aux cheveux coupés court, toujours en tunique et chausses de garçon, jamais avec une jupe. Il fallait que le déguisement soit efficace. Elle n’avait pas le choix concernant ce qu’elle devait faire. En réalité, non.
Son estomac se crispa davantage à mesure qu’elle approchait de la Tour, et elle resserra sa prise sur le ballot qu’elle pressait contre sa poitrine. Ses vêtements habituels étaient dedans, avec ses bottes solides, ainsi que toutes ses possessions, à part le cheval qu’elle avait laissé dans une auberge à proximité de la place. La chance aidant, elle serait de nouveau sur le hongre dans quelques heures, chevauchant en direction du pont d’Ostrein et de la route partant vers le sud.
Elle n’envisageait pas vraiment avec plaisir de remonter à cheval aussi vite, pas après des semaines passées en selle sans jamais un jour de repos, mais elle mourait d’envie de partir d’ici. Elle n’avait jamais trouvé la Tour Blanche hospitalière et, présentement, la Tour lui semblait presque aussi terrible que la prison du Ténébreux dans le Shayol Ghul. Elle frissonna et regretta d’avoir pensé au Ténébreux. Je me demande si Moiraine croit que je suis venue simplement parce qu’elle me l’a demandé ? Que la Lumière m’assiste, je me conduis comme une sotte. Faisant des choses stupides à cause d’un imbécile !
Elle gravit péniblement les marches – chacune était assez profonde de giron pour exiger deux enjambées avant d’atteindre la suivante – et au contraire de la plupart des autres elle ne s’arrêta pas pour contempler avec une admiration respectueuse les hauteurs claires de la Tour. Elle voulait en finir.
À l’intérieur, des arcades entouraient presque entièrement la grande entrée ronde, mais les solliciteurs s’agglutinaient les uns contre les autres, traînant les pieds sous un plafond en voûte aplatie. Le sol en dalles de pierre blanche avait été usé et poli par d’innombrables pieds nerveux au cours des siècles. Personne ne pensait à autre chose qu’à l’endroit où il était et pourquoi il y était. Un fermier et son épouse vêtus de lainages grossiers, leurs mains calleuses étroitement unies, côtoyaient une négociante en habit de soie à taillades de velours, une servante sur ses talons étreignant une petite cassette en argent travaillé, sans doute une offrande de sa maîtresse à la Tour. Ailleurs, la négociante aurait regardé de son haut des paysans qui la frôlaient d’aussi près, et ils auraient porté la main à leur front et se seraient reculés en s’excusant. Pas maintenant. Pas ici.
Peu d’hommes se trouvaient parmi les solliciteurs, ce qui ne surprit pas Min. La plupart éprouvaient de la crainte en présence d’Aes Sedai. Tout le monde savait que c’étaient des Aes Sedai masculins, quand il en existait encore, qui avaient provoqué la Destruction du Monde. Trois mille ans n’avaient pas estompé ce souvenir, même si le temps écoulé en avait altéré de nombreux détails. Les enfants étaient encore effrayés par les récits d’hommes capables de canaliser le Pouvoir Unique, d’hommes voués à devenir fous à cause de la souillure du Ténébreux sur le Saidin, la moitié virile de la Vraie Source. Le pire récit concernait Lews Therin Telamon, le Dragon, Lews Therin Meurtrier-des-Siens, qui avait commencé la Destruction. D’ailleurs, ces histoires effrayaient aussi les adultes. La Prophétie annonçait que le Dragon renaîtrait à l’heure du plus grand péril couru par l’humanité, pour lutter contre le Ténébreux lors de la Tarmon Gai’don, l’Ultime Bataille, mais cela ne changeait guère le point de vue de la plupart des gens concernant le lien entre les hommes et le Pouvoir. N’importe quelle Aes Sedai traquerait sans merci un homme capable de canaliser, à l’heure actuelle ; des sept Ajahs, la Rouge ne s’occupait guère d’autre chose.
Certes, rien de cela n’avait de rapport avec demander de l’aide aux Aes Sedai, néanmoins rares étaient les hommes qui se sentaient à l’aise à l’idée d’avoir un lien quelconque avec les Aes Sedai et le Pouvoir. Rares, c’est-à-dire excepté les Liges, mais chaque Lige était lié à une Aes Sedai, les Liges ne pouvaient guère être comptés parmi le commun des hommes. Un dicton circulait : « Un homme se coupera la main pour se débarrasser d’une écharde avant de recourir aux Aes Sedai. » Les femmes l’employaient comme commentaire sur l’entêtement stupide des hommes, mais Min avait entendu certains hommes déclarer que la perte d’une main peut se révéler la meilleure décision.
Elle se demanda quelle serait la réaction de ces gens s’ils étaient au courant de ce qu’elle savait. S’enfuir en hurlant peut-être. Et s’ils connaissaient la raison de sa présence ici, elle risquait de ne pas survivre jusqu’à ce que les gardes de la Tour s’emparent d’elle pour la jeter dans un cachot. Elle avait des amis dans la Tour, certes, mais aucun avec pouvoir ou influence. Si son but était découvert, les chances qu’ils soient en mesure de lui prêter assistance seraient bien moindres que celles qu’elle les entraîne à sa suite vers la corde de la potence ou la hache du bourreau. Ce qui impliquait qu’elle vive jusqu’à ce qu’elle passe en jugement, bien sûr ; plus probablement, on lui fermerait la bouche de façon permanente longtemps avant qu’il y ait procès.