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Elle se dit de cesser de penser à ça. Je réussirai à entrer et je réussirai à ressortir. Que la Lumière réduise en cendres Rand al’Thor pour m’avoir fourrée dans cette situation !

Trois ou quatre Acceptées, contemporaines de Min ou peut-être un peu plus âgées, circulaient dans la salle ronde, s’adressant à voix basse aux solliciteurs. Leur robe blanche n’avait aucun ornement à part sept bandes de couleur dans le bas, une bande pour chaque Ajah. De temps en temps, une novice, une femme ou une jeune fille encore plus jeune tout en blanc, venait pour emmener quelqu’un dans les profondeurs de la Tour. Les solliciteurs suivaient toujours les novices avec un curieux mélange d’empressement joyeux et de réticence à mettre un pied devant l’autre.

Les mains de Min se crispèrent sur son baluchon quand une des Acceptées s’arrêta devant elle. « Que la Lumière vous illumine, dit d’un ton de politesse purement formelle cette jeune femme aux cheveux bouclés. Je m’appelle Faolaine. En quoi la Tour peut-elle vous aider ? »

Le visage rond au teint foncé de cette Faolaine exprimait la patience de qui accomplit une tâche fastidieuse alors qu’elle préférerait s’occuper à autre chose. Étudier, probablement, d’après ce que Min savait des Acceptées. Apprendre à être une Aes Sedai. Plus important, toutefois, était que l’expression dans les yeux de l’Acceptée prouvait qu’elle ne l’avait pas reconnue ; les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées quand Min avait séjourné à la Tour, bien que brièvement.

Néanmoins, Min baissa la tête avec une feinte timidité. Cela n’avait rien d’anormal ; bon nombre de gens de la campagne ne comprenaient pas vraiment l’énorme distance qui sépare l’Acceptée de l’Aes Sedai en titre. Masquant ses traits derrière le bord de sa capuche, elle détourna son regard de Faolaine.

« J’ai une question que je dois poser à la Souveraine d’Amyrlin », commença-t-elle, puis elle se tut brusquement car trois Aes Sedai venaient de s’arrêter pour jeter un coup d’œil dans la salle d’accueil, deux sous la même arcade et une sous une autre.

Acceptées et novices esquissaient une révérence quand leur tournée les amenait à proximité de l’une de ces Aes Sedai, mais à part cela continuaient leur mission, peut-être avec un petit peu plus de diligence. Simplement. Il n’en était pas de même pour les solliciteurs. Ils donnaient l’impression de retenir tous ensemble leur respiration. Loin de la Tour Blanche, loin de Tar Valon, ils auraient seulement pris ces Aes Sedai pour trois femmes dont ils ne parvenaient pas à deviner l’âge, trois femmes dans l’éclat de leur jeunesse, avec pourtant plus de maturité que ne le suggéraient leurs joues lisses. Dans la Tour, par contre, il n’y avait pas à hésiter. La femme qui manipule depuis très longtemps le Pouvoir Unique n’est pas affectée par le passage des années comme les autres femmes. Dans la Tour, nul n’avait besoin de voir un anneau d’or au Grand Serpent pour comprendre qu’il s’agissait d’une Aes Sedai.

Une vague de révérences provoqua une ondulation dans le groupe serré, ainsi que les saluts des quelques hommes qui s’inclinaient dans un mouvement brusque. Deux ou trois personnes tombèrent même à genoux. La riche négociante avait l’air effrayée ; le couple de paysans à côté d’elle ouvrait de grands yeux comme devant les personnages de légende se matérialisant en chair et en os. Comment se conduire en présence d’Aes Sedai n’était que des ouï-dire pour la plupart ; il y avait peu de chances que quiconque ici, à part ceux qui résidaient à Tar Valon, ait déjà rencontré une Aes Sedai, et probablement même les habitants de Tar Valon ne s’en étaient pas trouvés aussi près.

Cependant ce n’était pas les Aes Sedai elles-mêmes qui avaient paralysé la langue de Min. Parfois, pas souvent, elle distinguait des choses quand elle regardait des gens, des images et des auras qui d’ordinaire apparaissaient et disparaissaient en quelques instants. De temps à autre, elle savait ce qu’elles signifiaient. Cela se produisait rarement, cette intuition – beaucoup plus rarement même que les visions – mais quand Min savait elle avait toujours raison.

Au contraire de la plupart des gens, les Aes Sedai – et leurs Liges – avaient toujours des images et des auras, quelquefois dansant et se modifiant en si grand nombre qu’elles faisaient tourner la tête de Min. Le nombre n’influait toutefois pas sur leur interprétation ; Min comprenait ce qu’elles annonçaient aussi rarement que pour les autres gens, mais cette fois-ci elle comprit davantage qu’elle ne le souhaitait, et elle en eut le frisson.

Une svelte jeune femme aux cheveux noirs tombant jusqu’à sa taille, la seule des trois qu’elle reconnaissait – son nom était Ananda ; elle appartenait à l’Ajah Jaune – était entourée d’un halo brun terreux, ratatiné et fendu par des fissures pourrissantes dont les bords tombaient à l’intérieur et qui s’élargissaient à mesure qu’elles se désintégraient. La petite Aes Sedai blonde à côté d’Ananda était de l’Ajah Verte, à en juger par son châle. La Flamme Blanche de Tar Valon qui l’ornait apparut un instant quand elle tourna le dos. Et sur son épaule, comme niché parmi les sarments de vigne et les branches de pommiers fleuris brodés sur le châle, il y avait un crâne humain. Un petit crâne de femme, complètement décharné et blanchi par le soleil. La troisième, une jolie femme bien en chair, juste en face, ne portait pas de châle ; la plupart des Aes Sedai ne l’utilisaient que pour les cérémonies. La façon dont elle levait le menton et carrait les épaules exprimait force et orgueil. Elle semblait jeter sur les solliciteurs un regard froid de ses yeux bleus à travers les lambeaux d’un rideau de sang, des ruisseaux rouges coulant sur son visage.

Le sang, le crâne et le halo disparurent dans la danse d’images autour du trio, réapparurent et s’effacèrent de nouveau. Les solliciteurs regardaient avec une crainte révérencielle, ne voyant que trois femmes qui pouvaient entrer en contact avec la Vraie Source et canaliser le Pouvoir Unique. Nul sauf Min ne percevait le reste. Nul sauf Min ne savait que ces trois femmes allaient mourir. Exactement le même jour.

« L’Amyrlin ne peut pas recevoir tout le monde, déclara Faolaine avec une impatience mal dissimulée. Sa prochaine audience publique n’aura pas lieu avant dix jours. Expliquez-moi ce que vous désirez et je prendrai les dispositions nécessaires pour que vous vous adressiez à la Sœur la mieux en mesure de vous aider. »

Le regard de Min plongea vers le baluchon dans ses bras et y demeura posé, en partie pour ne plus revoir ce qu’elle avait déjà vu. Les trois à la fois ! Ô Lumière ! Quelle chance y avait-il que trois Aes Sedai meurent le même jour ? Mais elle en était certaine. Certaine.

« J’ai le droit de parler au Trône d’Amyrlin. En personne. » C’était un droit rarement exigé – qui oserait ? – mais il existait. « N’importe quelle femme a ce droit et je le revendique.

— Croyez-vous que le Trône d’Amyrlin en personne a le temps de recevoir chaque individu qui se présente à la Tour Blanche ? Une autre Aes Sedai peut sûrement vous assister. » Faolaine insistait lourdement sur les titres comme pour subjuguer Min. « Maintenant dites-moi sur quel sujet porte votre question. Et donnez-moi votre nom, pour que la novice sache qui elle doit venir chercher.

— Mon nom est… Elmindreda. » Min tiqua malgré elle. Elle avait toujours détesté ce nom, mais l’Amyrlin était un des rares êtres vivants à l’avoir jamais entendu. Si seulement elle s’en souvenait. « J’ai le droit de parler à l’Amyrlin. Et ma question est pour elle uniquement. J’ai le droit. »

L’Acceptée haussa un sourcil. « Elmindreda ? » Sa bouche frémit dans une esquisse de sourire amusé. « Et vous réclamez vos droits. Très bien. Je vais prévenir la Gardienne des Chroniques que vous désirez vous entretenir directement avec le Trône d’Amyrlin, Elmindreda. »