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Ou ailleurs.

— Tu n’as pas la moindre idée de l’endroit où on peut joindre ce tordu ? demanda Schneider.

— Non, dit Fatah. (Il pesa le pour et le contre et finit par se décider :) Y a quand même un coup que vous pouvez tenter, mais vous avez sûrement pas attendu après moi pour y penser. J’peux bien sûr pas vous garantir que ça va marcher, mais c’est presque filmé qu’il va essayer d’aller récupérer sa Honda… En raisonnant normalement, c’est sûr que pour lui c’est la dernière des conneries à faire, mais pour ce qui est de raisonner normalement, Jethro, c’est macache. Encore heureux s’il va pas récupérer sa bécane à coups de calibre…

— Encore heureux, ricana Perrier. Tu vois rien d’autre ?

— À part où on a dit, non. Les merdeux, c’était avant la rue du Stade et je crois bien que c’étaient les mêmes. Autrement, partout et nulle part…

— Il a des types à Ramsès au cul, dit Perrier.

— Première nouvelle, dit Fatah.

Schneider lui donna le signalement qu’ils possédaient.

— Inconnus au bataillon, dit Fatah.

— Tu crains pas ? demanda Schneider.

Fatah se pencha à peine, la clope fumante coincée entre le majeur et l’annulaire, au niveau de la première phalange, et le policier entrevit seulement les deux canons sciés d’un douze juxtaposé, braqués juste sur son front. Dans la petite main grassouillette, l’arme n’avait absolument rien de ridicule, bien au contraire.

— Je crains pas, dit Fatah en secouant vigoureusement la tête.

Son gros ventre tressauta.

— Ouais ! je comprends ça, grogna Schneider. Qu’est-ce qu’on te doit pour toutes ces folies.

Ils s’en tirèrent avec cinquante balles et reprirent la voiture dans les tamaris, mais le cœur n’y était plus tout à fait et Schneider emmena Perrier récupérer sa caisse devant le Central. Ils passèrent faire un tour à la permanence, jetèrent un coup d’œil rapide au registre de main courante qui consignait toute l’activité des inspecteurs de permanence depuis dix-huit heures, et ils relevèrent une plainte pour vol de voiture et une seconde plainte, pour vol d’une carte nationalité et d’un chéquier, ainsi que de la somme de trente francs dans une pochette au cinéma Rex — autant dire rien. Il n’y avait personne dans les geôles, à part Carminati qu’ils devaient présenter au juge le lendemain matin. Autant dire de l’histoire ancienne.

— R.A.S., résuma le permanent sans le moindre effort d’originalité.

La ville dormait d’un sommeil sans rêve.

Mercredi matin — neuf heures

Il gravissait lentement les marches de fer, une par une, un étage après l’autre, et ses pas résonnaient dans la pénombre avec une ampleur parfaitement exagérée. Il y avait bien longtemps que le monte-charge à claire-voie ne fonctionnait plus et le grillage semblait constituer une haute cage vide. Il y avait bien longtemps que son dernier locataire avait abandonné l’entrepôt aux rats et aux vents coulis et l’immense bâtisse en était toute entière peuplée, des lamentations et des plaintes fantomatiques du vent, comparables à des légions de damnés, qui tournoyaient sans fin entre les murs jadis peints en vert et maintenant pitoyablement écaillés, les petits bureaux aux cloisons défoncées, les poutrelles métalliques boulonnées qui donnaient aux couloirs de faux airs de coursives jonchées de cartons vides et de bordereaux jaunis.

Vers la fin des années cinquante, on avait songé à jeter à bas ces vastes bâtiments en U et une entreprise avait attaqué l’aile Nord et n’avait pas tardé à abandonner, et la cour était retournée aux herbes folles et aux galopades de chats les nuits de pleine lune. Dans la grande euphorie de la fin soixante, les services techniques de la mairie avaient remis le projet à jour : on voyait, à cinq minutes du centre-ville, des hectares de bureaux paysagers, une minitour Montparnasse et un pseudo forum, et puis la crise était venue et les dossiers dormaient sous le sable des bureaux, paisiblement.

Et des chats efflanqués traquaient à nouveau les hordes de rats entre les gravats.

La vie avait repris son cours.

Il restait une échelle métallique à gravir, scellée dans le mur, et une lourde trappe de bois à soulever et Schneider déboucha enfin sur l’immense toit plat comme un héliport, et tout aussi dégagé. Au-dessus de sa tête, le grand vent clair chassait des bandes de nuages mauves, qui caracolaient en s’effilochant, et le ciel bleu lavé par la pluie brillait de l’éclat glacé d’une laque mince.

Le policier cligna des yeux dans la lumière crue et rassembla les pans du manteau autour de ses cuisses. Des générations d’oiseaux avaient fienté sur la terrasse et il avança lentement en effritant sous ses semelles leurs déjections friables. Il s’approcha d’une espèce de casemate surmontée d’une citerne noire, à l’autre bout du toit. La porte était ouverte et quelque chose remua dedans.

Schneider ne pénétra pas à l’intérieur. Il s’accroupit à l’entrée et déposa un paquet carré devant lui, tel une offrande propitiatoire. Une main très maigre s’en empara.

— Vous êtes exact, Schneider, observa une voix narquoise, vaguement nasillarde. C’est bien. On vous aura sans doute passé mon message.

— Oui, dit Schneider en se relevant.

Il retira ses gants et les roula en boule dans la poche.

— Un instant, voulez-vous, dit la voix.

Schneider attendit, les paupières serrées. Il n’avait pas vu le commandant depuis près d’un an, depuis la fois où Jack l’Éventreur avait piqué une de ses célèbres crises et ordonné la rafle de tous les clochards qui offensaient sa vue et celle de ses amis, et le commandant comme les autres était passé à la douche et à l’épouillage et comme les autres, en dépit de son âge, un fourgon l’avait amené à une dizaine de kilomètres de la ville au beau milieu de la nuit, et encore heureux s’il avait échappé aux gommes à effacer le sourire et aux coups de pied au cul.

Pour ce genre d’opérations, Sir Jack semblait disposer d’inépuisables réserves en personnel, en matériel et en carburant.

Une forme délabrée et fantomatique se profila dans la porte et apparut dans la lumière crue du matin, enveloppée d’une vieille couverture crasseuse et effrangée. Schneider en eut le cœur serré. Le commandant avait des cheveux blancs très longs et très fins, qui contrastaient avec le teint brique de son front, et une barbe d’un blanc jaunâtre, effilée et peu abondante. Il se tenait droit, appuyé à sa lourde canne d’ébène et ses yeux vifs et froids dévisagèrent le policier. Tout autour du nez busqué, tout le reste avait fondu, comme si, par le seul effet de la gravité, la face du vieillard s’était lentement vidée de toute substance.

— Alors, Schneider ? dit le commandant.

Schneider rectifia instinctivement la position : ça n’avait absolument pas de sens commun, mais il rapprocha sensiblement les talons et redressa le menton. Il s’en aperçut, détendit ses épaules qui s’affaissèrent sensiblement et reprirent leur position initiale et un sourire embarrassé lui traversa le visage.

— Alors, rien, commandant.

— Le temps passe, Schneider, dit le vieil homme. Peut-être ne le sentez-vous pas, mais il passe, comme un de ces courants qui peuplent le jet-stream. Et il fait très beau ce matin, n’est-ce pas ?