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Il releva son vieux front, comme s’il voulait percer le ciel lui-même et leva sa canne. Il cligna ses paupières rougies.

— Le soleil brille et ne chauffe guère, dit-il. On ne le sent pas mordre à travers les vêtements…

Schneider chercha une cigarette et ses doigts rencontrèrent le poids familier du briquet au fond de la poche de manteau. Il le sortit avec un paquet de Camel entamé.

— Oui commandant, dit Schneider d’une voix amère. Il fait très beau.

— Les montagnes du Tonkin… (Le vieil homme se tut aussitôt.) Je vous prie de m’excuser, Schneider (Il eut un sourire furtif, amusé, dans sa barbe effilochée. Elle battait dans le vent, comme un léger pavillon de tulle presque impalpable.) Mais je crois que vous connaissez tout ça par cœur, comme disait la chanson.

— Oui, dit Schneider. La baie d’Along et les montagnes bleues de l’Ouarsenis. Le jasmin et Tipasa, commandant.

— Je ne suis plus commandant, vous savez, Schneider, dit le vieillard d’une voix douce. Ils m’ont tout enlevé, sauf mes pensions. Ils ne m’ont rien laissé…

— Je sais, dit Schneider. Je sais, commandant.

Il alluma une cigarette à grand’peine. Le vieillard l’observait. Schneider se passa les doigts sur la figure.

— Ils ne pouvaient pas faire autrement, vous savez, Schneider. Je ne leur avais pas tellement laissé le choix. C’était vital, pour eux. (Il éparpilla un petit rire frais autour de lui.) Vital… Il fallait supprimer la brebis galeuse.

Schneider lui posa la main gauche sur l’épaule, aussi légèrement qu’il le put.

— Vous allez prendre des poux, observa le vieillard.

— Au diable les poux, ricana Schneider. Laissez tomber, commandant.

— Une deuxième mort… Vous êtes devenu maigre à faire peur, Schneider…

Le policier tira sur sa cigarette et le vent lui en ravit la fumée au ras des lèvres. Sous ses doigts, le tissu était humide et il n’y avait guère qu’une pincée d’os en dessous. Il se trouvait sur le pont du Ville d’Alger et le sillage verdâtre s’incurvait derrière le navire, le vent gémissait et hululait dans la mâture et les puissantes machines trépidaient sous ses pieds. Appuyé au bastingage gluant, il regardait la côte d’Afrique disparaître dans la brume mauve. Il rentrait en métropole. Il avait tombé l’uniforme et regardait la côte disparaître. Le commandant écarta le revers du manteau et scruta la boutonnière de la veste croisée.

— Vous ne portez rien, observa-t-il. S’il m’en souvient, vous ne l’avez jamais portée, n’est-ce pas…

— Jamais, déclara Schneider d’un ton ferme. Ça n’avait aucun sens.

Le revers retomba, comme un rideau de guignol.

— Prenez garde, Schneider, dit le vieillard. Ils vous détruiront aussi parce que vous les gênez. Ils n’aiment pas avoir sous les yeux ce qui peut ressembler à un remord. Et vous ne leur laissez pas beaucoup le choix non plus.

Schneider tapota l’épaule frêle et enfonça la main dans sa poche.

— Ils essaieront, ils essaieront mais rien ne prouve qu’ils auront le dernier mot, dit-il d’une voix sourde.

— Non, Schneider, dit le vieil homme. Ils y parviendront forcément, ne serait-ce que parce qu’ils sont les plus nombreux. Ils ont toujours été les plus nombreux et c’est dans la nature des choses qu’il en soit ainsi : ils se mettront à dix, à cent ou à mille mais ils y parviendront finalement. Vous comprenez ? demanda-t-il d’une voix inquiète.

— Oui, dit Schneider. (Il semblait ébranlé. Les pans du manteau lui battaient les mollets.) Je crois que je comprends, commandant.

— Vous ne les aimez plus, Schneider, si vous les avez jamais aimés.

— Non, commandant, dit Schneider, je ne les aime plus.

Le vieillard hocha la tête. Il n’était pas dépourvu de noblesse.

— Le neuvième cercle, Schneider, rappela-t-il d’une voix indolente. Souvenez-vous ce que dit Virgile : « C’est de ce côté-ci qu’il est tombé du ciel… » (Il plissa les paupières.) Toujours cette femme, Schneider.

— Quelle femme, commandant, dit Schneider.

Ça n’était pas une question, à proprement parler.

Une plainte, tout au plus.

— Allons, dit le commandant. Vous avez commandé au feu, vous aussi. Vous comprenez de quoi je parle.

Schneider jeta sa cigarette d’un geste brusque. Elle fut happée par le vent percuta la terrasse à dix pas dans une gerbe d’étincelles dures comme un arc électrique et disparut dans le vide.

— Vous vouliez me voir, commandant, rappela le policier, le visage blême de froid.

— Vous travaillez sur le meurtre de Mayer. Est-ce exact ?

— Affirmatif, dit Schneider.

— Jethro vivait chez une fille. La fille se terre chez l’un de ses julots, à la ZUP du Lac. C’est au 36 ou au 38, rue Léon Blum, au cinquième étage à gauche. Il n’y a pas de nom sur la porte, ni sur la boîte aux lettres, mais l’homme se fait appeler Freddy.

— Vous n’avez pas perdu vos bonnes habitudes, sourit Schneider.

— Des pigeons nichent sous la citerne, dit le vieil homme. Parfois, nous avons la visite d’un corbeau et un soir un vanneau égaré est venu se percher sur le paratonnerre. Au matin, il n’était plus là… Il y a eu aussi un émouchet. L’ennui, Schneider… C’est Ramsès qui a commandité l’exécution.

— Oui, dit Schneider.

— Il a reçu quelque chose par la poste, mardi matin. Il a donné plusieurs coups de téléphone. C’est ce quelque chose qui l’a décidé.

— Oui, dit Schneider.

— Vous le saviez ?

— Affirmatif, fit Schneider d’une voix très amère. Il avait de grandes rides au coin des yeux, des pattes d’oie qui allaient jusqu’aux tempes, et deux plis verticaux entre les sourcils. Une simple photographie, en fait, dit-il comme à regret.

— C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Non, dit Schneider. Pas tellement. Ramsès a montré la photo à Gallien et c’en était fait…

— Je comprends, dit le commandant. Je comprends.

— Ce n’est pas très compliqué, dit Schneider avec lassitude. Ramsès avait l’autre dobo sous la main, il avait fait office de videur et il se trouvait sans un avec une réparation importante à payer sur sa moto. Ce que Ramsès ne pouvait pas prévoir, c’est que l’autre irait chez Mayer avec toute la smala d’Abdel-kader… (Il sortit son paquet de Camel et entreprit d’en allumer une. Lorsque ce fut fait, il dit :) Voilà toute l’histoire.

— Pas tout à fait, remarqua le commandant. Vous le saviez depuis le début, n’est-ce pas ?

— Presque, reconnut Schneider.

Il se massa les tempes. Le vent le traversait comme il l’eût fait d’un patio à l’abandon, en courbant les herbes folles, et en sifflant dans les tuiles du toit. Schneider se retourna lentement et fit quelques pas, regarda la ville. Certains toits luisaient comme de larges plaques d’étain poli, d’autres comme de la tuile vernissée ou des tessons de bouteille, mais ils étaient presque tous barbelés d’antennes, et il distingua les projecteurs de la gare, les tourelles du Palais de Justice, et la grande flèche noire de Notre-Dame, une silhouette en dents de scie dans le quartier des usines et la silhouette noire de l’usine à gaz, ainsi que les silos et les grues des quais.

— Je voulais vous voir, confessa le commandant, immobile. Je n’en ai plus pour très longtemps, Schneider.

— Je serais venu tout de même, dit Schneider sans tourner le dos. Même si vous n’aviez rien eu à me dire, je serais venu, de toute façon.

— C’est mieux ainsi, dit le vieil homme.

— Peut-être, admit Schneider. (Il secoua les épaules. Lui aussi avait aimé la ville. Il l’avait trouvée étendue sous la neige en descendant du train de Paris en décembre 1962, et les gens se pressaient dans les rues pour faire leurs courses de Noël. Il y avait des DS et des Dauphine un peu partout, et on lui avait affecté un vélo pour faire ses enquêtes administratives.) Qui sait ? dit-il.