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— Personne, dit le commandant. Pour ces choses-là, personne n’en sait rien. Nous nous payons des nostalgies à peu de frais, voilà tout.

Schneider se retourna lentement.

— Vous avez bien choisi votre coin, commandant, observa-t-il.

— Oui. C’est un luxe, vous savez, un appartement en terrasse de cinq cents mètres carrés… (Il ferma le poing et le rouvrit, comme si du sable s’en échappait et coulait à leurs pieds.) Je vais mourir, Schneider.

— Nous allons tous mourir, objecta le policier d’une voix si douce qu’on eût pu penser qu’il s’adressait à un enfant malade. Tous…

— Bientôt, dit le vieillard. Bientôt tout cela sera fini. Vous ne priez pas Dieu, Schneider ?

— Non, dit le policier.

— … Et l’autre n’a que faire de nos prières.

Schneider porta les doigts à ses tempes. Il comprenait enfin à quoi lui faisait penser cette vaste étendue plate en plein vent : aux grandes étendues, plates elles aussi, de la Camargue, où chevauchaient les vents sur de grands chevaux blancs et gris, les cris des oiseaux d’eau, loin de la terre natale, si loin, et les longues étendues d’argent scintillant sous la lune. Il en revenait au même : le soleil de mai et les longues files de voitures roulant au pas les unes derrière les autres, sur des kilomètres depuis Arles, et les C.R.S. qui faisaient la circulation, munis de portables. Le policier dut faire un effort surhumain pour ouvrir seulement la bouche.

— Aucun sens, dit-il d’une voix épaisse.

Il avait le crâne plein de vent.

— Aucun, acquiesça le commandant. Absolument aucun sens. Vous voulez Gallien, Schneider, vous le voulez mort ou vif, ou autrement… (Il regarda les cheveux ébouriffés du policier. Il y avait beaucoup de fils argentés sur sa tête et ils paraissaient plus minces, plus brillants et plus frisés que les autres. Il y en avait de pleines poignées.) Ne l’épargnez pas, Schneider. Faites-lui tout payer… (La frêle carcasse tremblait de rage ou de haine. Ou de froid.) Jusqu’au dernier talent… Tout.

Schneider tira sur sa cigarette.

— Comptez sur moi, commandant, dit-il d’une voix sourde et amusée.

— Qui sait si le souffle de l’homme monte vers le haut, et si le souffle de la bête descend en bas, vers la terre, proféra le vieil homme. Qui sait ?

— Vous l’avez dit, rit Schneider : ces choses-là, personne. Vous avez conservé une excellente mémoire, commandant.

— Nous apprenions cela et bien d’autres choses. Nous venions de sortir de la grande boucherie et il n’y avait plus guère d’hommes au village, pour les travaux des champs. Nous fleurissions le reposoir de la vierge au quinze août, des brassées de glaïeuls, de cosmos et de dahlias que nous allions cueillir dans les jardins. Cela non plus n’a plus guère de sens, maintenant, toute cette ferveur gaspillée en pure perte…

Schneider remonta le col du manteau, embrassa l’horizon plat. Une phrase lui revint par bribes et il finit par la reconstituer, en faisant le même effort qu’en défroissant du tranchant de la main un billet jeté en boule dans un coin. La phrase comparait le sage et l’insensé, le sage avait les yeux ouverts et l’insensé marchait dans les ténèbres, mais en fait ils avaient le même sort.

— Venez, dit le commandant d’une voix impérieuse.

Il pivota sur les talons de ses sandales de cuir et sa canne martela le sol. Schneider jeta sa cigarette et baissa la tête en passant le seuil. Le commandant allumait une lampe à pétrole. Lorsqu’il l’éleva au-dessus de sa tête, Schneider réprima à grand-peine un sursaut d’horreur.

Disposées l’une contre l’autre sur une étagère de bois pourri, sept têtes de mort le fixaient de leurs orbites vides, et une espèce de sourire distant paraissait flotter sur leurs faces décharnées. Schneider ferma les yeux et serra les paupières si fortement que la douleur lui souda les mâchoires.

Alors, il ouvrit les yeux.

Le vent aboyait comme un chien furieux dans son dos.

Mercredi matin — dix heures

Les arrestations, on en a fait toute une mythologie, comme s’il y fallait un décorum particulier, tout un cérémonial plus ou moins exorbitant et compliqué, or tous les flics vous le diront : les arrestations, c’est un peu comme toutes les femmes pour certains hommes et certains hommes pour quelques femmes, les arrestations, passées les dix premières, elles sont toutes pareilles et dans leur grande majorité parfaitement fastidieuses.

Elles sont toutes pareilles, bien entendu, sauf celles qui sont différentes et c’est là tout le problème, vous ne savez jamais tout à fait, à l’avance, comment ça va tourner. Vous avez théoriquement à votre disposition toute une gamme de réactions prévisibles, depuis celle de l’animal traqué qui se bat jusqu’au bout et finit par se tirer une balle de .38 dans la bouche pour ne pas être pris, jusqu’au soulagement pur et simple du type qui a trop couru, pendant trop longtemps, et qui finit par attendre le moment où vous monterez les marches qui conduisent chez lui, le moment où vous sonnerez — enfin — à sa porte, et pour qui ce moment sera la fin de son angoisse et de son propre calvaire. Un de ces types très las et passablement dépassés par les événements, et qui finissent par vous dire — presque sur un ton de reproche —, vous en avez mis, un sacré bout de temps, vous, et qui vous suivent sans barguigner, comme si vous leur aviez ôté soudain un grand poids des épaules.

Vous pouvez avoir besoin d’une compagnie de C.R.S. et de la brigade canine, ou de grenades lacrymogènes, d’un mégaphone ou d’un collègue et d’un bon vieux bus urbain, ou de rien ni de personne. Vous pouvez devoir faire le coup de feu — et en général il ne résulte rien de clair ni de définitif de ces échanges expédiés à la va-vite, dans un couloir sombre ou au milieu des terrains vagues —, ou simplement tendre un manteau, préalablement palpé avec le plus grand soin, pour qu’on vous suive… Neuf fois sur dix, l’arrestation — l’interpellation dans la langue des flics et des juges — est une simple formalité d’ordre administratif et qui, comme telle, nécessite plus de papier — un dur, quatre pelures — et de carbone que de munitions de fort calibre.

Neuf fois sur dix…

Reste une fois. Sur dix interpellations, une misère. Sur cent ou sur mille, ce sont autant de situations plus ou moins imprévisibles et souvent dangereuses à maîtriser et pas demain, autour d’une tomate au Café du Commerce, ou dans l’ambiance feutrée d’un cabinet, ni même sur magnétoscope ; pas demain, mais maintenant, tout de suite, avec de vrais passants, de vraies cibles, de vraies balles et des bonshommes en vraie grandeur, et pas question d’alléguer les deux tirs annuels de quinze cartouches — dans le meilleur des cas — ou les Uniques 7,65 mm aux canons fendillés, parce qu’il reste alors, parfois, une fraction de seconde pour décider, entre la lettre de félicitations qui tombe quatre mois plus tard (lorsqu’elle tombe) et le couperet immédiat et définitif de la bavure.

Car pour bizarre que cela paraisse, à l’inverse de pas mal d’hommes de l’art, à commencer par les médecins et les chirurgiens, à moins de se situer au plus haut niveau de la hiérarchie policière, et à ces niveaux le problème ne se pose plus guère, le flicard moyen n’a pas droit à l’erreur.

Il sait très bien que si ça tourne bien, on l’oubliera dans son coin et c’est tout ce qu’il demande au ciel, en général, mais que si ça tourne mal, tout le monde lui tombera sur la gueule : les magistrats et la maison bœuf-carotte, les journalistes et les baveux, sans compter tous les rapports à taper, tout le 21 x 29,7 à se farcir…