— Non. Toi non plus ?
— Non, j’ crois pas, dit Freddy à regret.
— Ça va, grogna Schneider. Il sortit son étui de cuir noir de la main gauche, l’ouvrit comme un carnet et lui fit décrire un lent demi-cercle devant leurs yeux, en pivotant sur les talons. Freddy laissa tomber les épaules avec accablement, mais la fille décolla comme une fusée et retomba sur ses pieds.
— J’veux avoir mon avocat, glapit-elle. Vous avez pas de mandat, vous avez pas le droit.
Schneider bougea à peine. Il lui colla un revers explosif de la droite, une beigne qui provenait du fond des talons. Elle se retrouva assise au bord du lit et se passa la main sur la joue. Elle ne perdit pas de temps en vains palabres et repartit à l’assaut, en sifflant et en crachouillant comme une vieille chatte efflanquée dans une lessiveuse. Elle essaya de lui planter ses griffes dans la figure, mais Schneider lâcha l’étui et lui captura le poignet droit qu’il tira à lui (figure qui devait se nommer un viens-donc en self-défense, par opposition au vas-y qui a pour but de déséquilibrer l’adversaire en poussant dans le même sens que lui), lui tordit le bras, ce qui amena la jeune femme à pivoter, et d’une poussée du poing dans le creux duveteux et fort bien cambré des reins, il l’envoya dinguer avec précision sur son compagnon.
Ils esquissèrent trois pas de tango parfaitement grotesques, tout en essayant de démêler le tien du mien, et Schneider en profita pour ramasser l’étui sur la moquette. Elle se retourna. Le flic fumait, la veste ouverte et les pouces dans la ceinture, dans le dos. Il avait la tête un peu inclinée sur l’épaule droite, comme pour rendre ses yeux gris plus froids et plus perçants, et un mince ruban de fumée lui montait devant la figure, et se divisait en volutes bleutées.
Mais surtout, il y avait la crosse noire de l’automatique sur sa hanche droite. Sur certains types, un feu ça faisait bidon, mais sur lui, l’arme revêtait un aspect on ne pouvait plus dissuasif.
Il ricana et dit d’une voix sourde :
— Premièrement, il n’y a pas plus d’avocat que de beurre au cul de la chèvre, et j’ai pas à vous lire vos droits, ni à vous fournir un mandat, tout simplement parce qu’on est pas à Frisco, et que le septième amendement ne joue pas chez nous… (Il parlait la bouche presque immobile, les paupières serrées.) Deuxièmement, j’ai déjà assez perdu de temps comme ça, alors vous vous fringuez en vitesse, ou je vous assomme d’abord et je vous fringue après… Ou alors j’appelle la S.O.S. pour vous déménager.
— Ça va, dit la fille. D’abord, il faut que je me lave le cul…
— Ça attendra, dit Schneider. Sapez-vous en vitesse et qu’on n’en parle plus. Où c’est que tu l’as dénichée ? demanda-t-il à Freddy.
— Elle est arrivée hier soir au train de Paris, dit le jeune homme. Elle m’avait téléphoné de venir la chercher. C’était normal que j’y aille.
— Ouais dit Schneider. (Ils avaient commencé à s’habiller, sans manifester d’ailleurs la moindre gêne.) Tu as le téléphone, ici ?
— Oui, déclara Freddy. Dans le couloir… Derrière le rideau du placard.
— Ça va, coupa Schneider. Placez-vous en face de la porte, tous les deux, je veux pouvoir vous voir depuis le couloir. Au fait, pourquoi était-ce normal, que tu ailles la chercher ?
— C’est ma femme, dit le jeune homme, non sans fierté. Devant Dieu et devant les hommes.
Schneider tomba sur Perrier. Ce dernier lui annonça que le procureur de la République l’avait appelé deux fois dans la matinée, et qu’il fallait que Schneider le rappelle d’urgence.
— Magne-toi le cul, coupa Schneider. Tu as une poubelle sous la main ?
— Oui, oui, dit Perrier. Charlie vient de rentrer, et il a encore les clés…
— Bon, dit Schneider. J’ai la fille… (Il ne se mouillait jamais trop au téléphone, à cause des hommes de Big Brother.) Elle est rentrée hier soir de la Grande Ville, et c’est au 38, rue Léon Blum, cinquième étage à droite en montant. Une porte vert bouteille. (Il parlait assez lentement et assez distinctement pour que son collègue pût tout noter. Perrier relut l’adresse, non moins posément. C’était fastidieux et indispensable.) Bon… C’est chez son mari.
— Ah ! parce qu’elle est mariée ?
— Oui, dit Schneider. (Il ne les quittait pas des yeux. Le type avait l’air d’une crème d’andouille à la sauce vinaigrette, mais on ne savait jamais.) À ce que lui raconte, oui, ils sont mariés.
— Rappelle le proc’, insista Perrier.
— O.K. ! dit Schneider. Rien de nouveau chez les Japs ?
Perrier marqua un temps de silence et fit « Ah ! oui… »
— Chez Honda ? Non… Ils ont reçu l’ensemble des pièces ce matin, mais ils sont à la bourre et la bécane ne sera pas terminée avant demain soir, dix-neuf heures au plus tôt. Et l’autre tordu ne s’est pas encore manifesté.
— Ça lui laisse du temps, dit Schneider. Et à nous aussi.
— On arrive, dit Perrier.
— O.K. ! répéta Schneider.
— Ah ! autre chose, se souvint Perrier. Le maire t’a appelé, ce matin.
— Le maire ?
— Oui, dit Perrier. Mounier… Le maire de cette bonne ville… Comme le proc’ : urgent…
— Ça va, dit Schneider.
Il raccrocha. Ça n’allait pas du tout. Il retourna dans la chambre le visage pensif, un peu en touriste. Les deux zigomars n’avaient pas beaucoup avancé — ou bien il était trop impatient. Ils avaient quand même l’air de patiner dans la résine. Schneider chercha un cendrier des yeux et n’en trouva pas et la cendre atterrit directement par terre. Des moineaux pépiaient, cinq étages plus bas et le son montait avec une clarté et une précision impressionnantes. Quelqu’un battait un tapis quelque part, sans vigueur ni empressement. Un cyclo pétaradait, et à ses sautes d’humeur, on devinait qu’il escaladait les buttes de l’ancien jardin central, transformé depuis en terrain de cyclo-cross par les loubards du coin, et que celui qui le chevauchait n’en finirait pas de se tortiller avant qu’il fût tombé à sec.
Talk of the town…
Schneider s’appuya de l’épaule au chambranle de la porte et ses yeux suivirent les courbes sinueuses de la fille. Le Créateur l’avait bâtie en forme de violoncelle, dans de la bonne camelote bien compacte, et elle appartenait à cette catégorie de femmes, plutôt rares, qui étaient aussi chouettes habillées qu’à poil. Elle fourrait à coups de poings les pans de sa chemise dans la ceinture du jean, puis elle se dandina un peu et sautilla sur place.
— Quand ça, vous vous êtes mariés ? s’enquit le policier d’un ton vague et dépourvu d’attention.
— Y a trois ans, dit le jeune homme… (Il boutonnait son pantalon, exactement comme s’il découvrait l’air embêté et pour la première fois de sa vie, qu’il y avait deux boutons à sa ceinture, sans compter en plus ceux de la braguette, et ses moustaches de phoque lui pendaient sur la poitrine.) Après, un jour, elle a voulu le divorce et on est passés en conciliation, et…
— Et ta gueule, dit la fille.
Elle en était au jogging sur place, pour tout caser dans le fond de pantalon, puis elle se mit à lisser ses longs cheveux du plat de la main. Ils ondulaient bien jusqu’à la ceinture, en vagues souples et successives — comme le font toutes les vagues souples et successives depuis que le monde est monde.
— C’est vrai, quoi, protesta Freddy en relevant la tête.
Mal lui en prit. « Nina Hagen » lui colla une patate sonore, virile, en plein sur l’œil le plus proche, et il bondit comme s’il avait découvert une tarentule dans la jambe gauche de son pantalon. Elle sourit à peine, bien que le spectacle parût l’amuser prodigieusement et dit :