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— Tu vois, Freddy, ça c’est rien qu’pour te faire comprendre à quel point y vaut mieux qu’tu fermes ta gueule…

Et en disant cela, tout d’une traite et sans reprendre haleine, elle ne souriait plus du tout. Plus du tout du tout.

Schneider jeta sa cigarette par la fenêtre et en alluma une autre, tout en pensant à Mounier, puis au proc’. Si tout le gratin se réveillait, ça ne pouvait signifier qu’une chose : ils avaient fini par piger le coup, ce qu’ils auraient eu meilleur temps de faire tout de suite. S’ils pigeaient à fond, ils s’empresseraient de dessaisir l’inspecteur principal Schneider, au profit de l’un ou l’autre officier de police judiciaire de la Sûreté, ou de la P.J. de Z…, et il n’en manquait pas, et pour commencer, ils ouvriraient une information.

Seulement Schneider avait un atout dans la manche : il avait la fille. Peu importait comment il l’avait eue, ni ce qu’elle allait dire, mais il l’avait. Il avait entre les mains l’un des trois co-auteurs du crime.

Moins d’une semaine après que celui-ci eût été commis et seulement un peu plus de quarante-huit heures après qu’on eût découvert le cadavre de Mayer. Et ils avaient procéduré sans désemparer, ce qui signifiait dans leur jargon que chacun des actes de la procédure, que les diverses auditions, constatations et transports s’étaient succédés sans interruption.

C’était une fiction juridique, mais elle établissait le flagrant délit, qui était également une notion juridique, elle même passablement abstraite, mais sans contestation possible. Auquel cas, il fallait une raison autre pour dessaisir Schneider.

En ce qui concernait les autres raisons, ils avaient largement le choix, à commencer par le fait que Mayer avait financé la campagne des candidats UDF-PRI aux dernières législatives, et qu’il avait allongé pas loin de vingt millions d’anciens francs pour payer les frais de séjour de ces messieurs, sans compter les locations de voitures, les pleins d’essence et les colleurs d’affiches. Il y avait aussi le fait que Mayer avait largement financé la création du Club de Tir des Arquebusiers du Roy, un établissement prospère sur les hauteurs de la ville, et où on rencontrait le gratin de la police et de la truanderie locales, à tel point qu’on pouvait se demander de quel Roy il s’agissait, en fin de compte.

Schneider observa les deux jeunes gens.

Il se demandait ce que ces deux connards venaient foutre là au milieu. Il avait une idée de plus en plus précise des deux autres, Momo et Jethro, les deux tares suburbaines, qui manquaient encore au tableau. Par eux, il pourrait peut-être remonter aux autres, si tout se passait bien.

Seulement le temps jouait contre lui.

S’il était dessaisi, il y aurait un autre policier pour mener les auditions, les interrogatoires, et si le proc’ ouvrait une information, Schneider, même s’il héritait la commission rogatoire, ne pourrait pas les entendre jusqu’au bout, les trois charlots, sauf à faire obstacle aux droits de la défense, ce que défendait expressément le célèbre et controversé article 105 du Code de procédure pénale.

Schneider se massa les tempes. Du bout des doigts. En silence.

Mercredi — treize heures

Il avait décidé plus jamais ça, une fois pour toutes, comme si on pouvait jamais décider quelque chose, une fois pour toutes ; il avait largué la vieille Porsche gris métallisé et renoncé à la grande villa plate en L des Cèdres bleus, un parc résidentiel où, quelle qu’en fût la couleur, nul n’avait jamais vu le moindre cèdre, même à des miles à la ronde, ni rien qui y ressemblât de près ou de loin ; il avait renoncé au tennis, aux grandes courses dans le vent et aux T-bones grillées au feu de bois ; il avait tout foutu par-dessus bord d’un coup, du jour au lendemain ; il n’avait même pas dormi seul dans la villa et deux ans durant, il avait évité avec un soin maniaque tous les endroits de la ville qui pouvaient lui rappeler quelque chose.

Et ce slalom négatif n’avait rien eu de triste, surtout avec tout le maxiton que Sutherland lui refilait en douce pour tenir le coup. Mais peut-être était-il temps maintenant qu’il revînt, plus fort et plus nombreux, puisqu’aussi bien il y avait un temps pour lancer des pierres et un autre pour en ramasser, et, de façon plus générale, un temps pour toute chose sous le ciel.

Dans l’habitacle tiède envahi par le soleil se déroulait la trame du temps : Lightning Hopkins chantait. « Y vaudrait mieux que tu fasses gaffe, Baby, pasque le Diable te surveille », et la voix nostalgique et voilée de Sam l’Éclair ajoutait que même quand la Baby en question se rendait chez l’épicier du coin faire ses courses, elle avait le Diable aux fesses et qu’il l’avait à l’œil, et qu’elle avait intérêt à être prudente.

On ne pouvait pas vraiment dire qu’il s’agissait d’un avertissement, car ce dernier implique généralement qu’on y peut encore quelque chose, non, c’était plutôt une manière de constat objectif et détaché, fait d’une voix goguenarde et chuintante, sur un tempo aisé…

Sam Hopkins ne donnait hélas aucune indication complémentaire sur la personne de la fille, mais on sentait qu’il la connaissait bien, ou qu’il l’avait bien connue, et il n’ajoutait bien sûr aucun élément de nature à amener l’identification puis l’interpellation du sieur Diable : il incitait tout au plus (et apparemment sans se faire la moindre illusion sur la valeur préventive de cette incitation) à la prudence.

En un sens, on était parfaitement en droit de se demander s’il ne chantait pas un peu pour faire du bruit, histoire de dire quelque chose (n’importe quoi) et de faire beau sur la photo.

Schneider se redressa sur le volant et scruta l’immense ciel bleu glacé, comme pour s’assurer une nouvelle fois de sa présence opiniâtre au-dessus de la ville. Il n’avait pas rencontré Mounier depuis dix-huit mois, et encore la dernière fois, c’était quand ils avaient couvert la Foire gastronomique, lorsque Babar était venu faire le beau et que tout le monde s’était retrouvé sur le pont à l’inauguration, bardé de portables et de recommandations diverses, à cause d’une manif’ qui n’avait pas eu lieu.

Le policier ne pouvait pas ignorer tout de même que le maire poursuivait toujours son petit bonhomme de chemin dans son coin. Il était loin, le temps où ils allaient tirer la grouse ensemble en pataugeant dans l’herbe souple, et encore plus loin le temps où ils droppaient le djébel côte à côte, où ils se tapaient les mêmes bidons de flotte tiède et suçaient les mêmes vacheries de pastilles de sel.

Convaincu que seules les résolutions fortes conviennent aux âmes fortes, Schneider avait tout lourdé en même temps : Maria et Robert Mounier, la villa et la bagnole, et il était retourné à l’anonymat de la foule.

Il ne s’en portait ni mieux ni plus mal, simplement il n’avait plus aucune porte de sortie, pas le moindre backdoor friend, mais en revanche son compte en banque en avait plus que prospéré.

Il ne roulait ni trop vite, ni trop lentement, comme lorsqu’on se rend à un rendez-vous tout en se demandant à chaque tour de roue s’il ne vaudrait pas mieux faire demi-tour et filer en vitesse à l’autre bout de la terre. Comme lorsqu’on n’est pas trop d’accord avec soi-même en définitive. Il passa devant le petit bassin des dériveurs. La plupart des frêles esquifs avaient été tirés au sec et il n’était guère difficile d’imaginer le tintement d’étain, frêle et gracile, des girouettes en haut des mâts frileux.

Il ralentit encore à la chicane et la machine alla se ranger tout naturellement à sa place, sous un tamaris échevelé, duquel il était plus que hautement improbable d’imaginer attendre la moindre manne. Schneider coupa le contact et écouta ce que lui disait le vent.