Выбрать главу

Ils n’aimaient pas le reconnaître, mais ils s’étaient heurtés à un mur.

— Ramsès s’est tiré, ajouta le policier pour achever le tableau. Il a attendu la belle Josie et ils ont disparu de la circulation depuis lundi… (Son rire craqua comme une mince couche de glace) une touchante Love Story, version bitume. Il a téléphoné de quelque part pour dire qu’il allait se mettre à la disposition de la justice dans le courant d’aujourd’hui, mais jusqu’à présent, il ne s’est pas manifesté. Il lui reste une dizaine d’heures, déclara Schneider en jetant un coup d’œil bref à sa montre-bracelet.

La cigarette avait fini de brasiller dans son coin.

— Voilà, dit Schneider.

— Ils attendent que tu bouges pour te régler ton compte, dit Mounier. Voilà le problème. Et c’est un problème qui ne date pas d’hier…

— Non, ricana Schneider. Il ne date pas d’hier.

— Il date de Vito.

— Oui, dit Schneider. Il y a presque vingt ans, maintenant. (Il chercha vaguement dans sa tête, étonné que tant de temps ait passé depuis. C’était un beau matin frais, et Vito gisait devant son garage dans une mare de beau sang vermeil. Vito l’increvable, l’homme aux seize non-lieux venait de se faire scier en deux à la Thomson.)

— Dix-sept ans, dit Schneider.

Il alluma une autre cigarette, et repoussa son assiette. Il n’avait plus faim. Il était creux et sonore comme une peau de tambour et le maire avait raison, il était perspicace et assez bon connaisseur de l’âme humaine : oui, tout remontait à Vito.

Schneider se passa l’ongle du pouce sur la lèvre supérieure, lentement. Il avait le visage intelligent et attentif d’un chroniqueur judiciaire à un procès d’assises. Il était ce qu’il aurait pu être.

Mounier l’observait avec attention. Ils avaient été amis, ils avaient fait du chemin ensemble, jusqu’au moment où ils avaient été contraints de choisir leur vrai destin et alors ils avaient cessé d’être amis et de combattre ensemble.

— Personne n’a jamais su au juste qui avait donné la main à Dinah, lorsqu’elle a racheté le Cyrano à la mort de Vito, dit Mounier.

— Personne, reconnut Schneider.

— C’était en novembre 1964…

— Oui, dit Schneider.

— Mayer est arrivé en ville en mai 1964.

— Pas arrivé, rectifia Schneider : pas arrivé, revenu. On l’avait mis dans un train avec toute sa famille, en 1942, et ensuite on avait un peu plombé le wagon. Quand il est revenu, il n’avait plus de famille, mais Granier Père et la moitié de ce qui tient le haut du pavé en ville maintenant avait indiscutablement prospéré… Il est revenu, il a fait un petit tour là où ça avait été chez lui, et il est reparti, un grand jeune homme blême et maigre à faire peur dans un grand manteau noir…

Il secoua vaguement la tête. Mounier l’observait et peu à peu il comprit et dit :

— Tu le connaissais bien, Mayer. N’est-ce pas ?

— Non, dit Schneider. Qui aurait pu dire qu’il le connaissait ? Personne ne le connaissait, et pas plus moi qu’un autre…

— Vito faisait partie de ces gens qui s’étaient goinfrés sous l’occupation, dit Mounier.

— Oui, déclara Schneider. Il avait réussi à se refaire une virginité plus ou moins gaulliste et ça lui avait permis de passer sans trop d’encombres le cap de l’épuration. Qui se souvenait encore de Vito et de l’occupation, en 1964, dans cette ville ?

— Personne, dit Mounier.

Schneider fixa l’extrémité de sa cigarette et les plantes vertes dont la luxuriance ne devait rien à l’industrie de la matière plastique et il écouta le vain et doux murmure des voix qui montait de la salle, derrière son dos, le cliquetis des couverts et le tintement des verres et la question lui revenait inlassablement à l’esprit, la question à cent balles de ce que Mayer voulait au juste, et à laquelle il était tenté de répondre : tout. Mayer voulait la ville. Il voulait tenir la Ville dans sa grande main, la ville avec sa came et ses putes, son CHR et ses égouts, son université et ses zones industrielles.

À sa manière, Mayer aimait la ville.

— J’ai vu le commandant, dit soudain Schneider d’une voix presque indifférente.

— Ah ! dit Mounier.

— Il va mourir, dit Schneider.

Une femme riait dans son dos. Ça tombait plutôt bien.

— Merde, dit Mounier. Malade ?

— Cancer, dit Schneider.

— Rien à faire ?

— Non, dit Schneider.

— Bien sûr, murmura Mounier.

Ils se dévisagèrent une fois encore en silence, chacun d’un côté de la table. 250 000 âmes et un vieillard qui allait mourir. Ils n’y pouvaient rien, mais Schneider savait que lorsque le vieil homme serait mort, une part de lui-même serait parti avec. Ça n’avait aucun sens, mais ça faisait partie de sa conception lyrique de l’existence. Certains en étaient parfaitement dépourvus, et bien qu’ils fussent parfois plus venimeux que des serpents à sonnette, Mayer en avait fait ses proies, de ces bons gros connards de beaufs.

Schneider ne doutait pas qu’il eût laissé sous une forme ou sous une autre, quelque part, sa paix en héritage. Il n’en doutait pas un seul instant. Il n’était pas question qu’il en fût autrement. D’où son voyage dans le noir de la nuit.

— Lorsque tout cela sera terminé, dit lentement Mounier, qui va-t-il donc rester ?

— Qui peut le dire ? demanda Schneider.

— Ni toi, ni moi, certainement. Nous ne pouvons rien faire pour lui. Je ne peux rien faire pour toi. Tu ne peux rien faire pour moi ou pour Maria. Je suppose que c’est le jeu, n’est-ce pas. Je suppose que nous n’y pouvons rien. Je pense même que nous n’y pouvions rien depuis le début…

— Le jeu, dit Schneider. Oui, le jeu…

Il aurait fallu se coucher bien avant. Longtemps auparavant. Il aurait fallu jouer autrement, des années auparavant. Il ne l’avait pas fait et c’était tant pis : il lui restait à régler l’addition avant de partir. Il écrasa lentement sa cigarette.

— Je ne peux rien pour toi, Robert, dit le policier. Le dénouement s’est déjà produit : il s’est produit lorsque ces types sont allés tuer Mayer.

— Pourquoi, en réalité ?

Schneider embrassa la salle du regard, comme pour la graver dans sa mémoire, la longue salle au luxe élégant et coûteux, sans la moindre fausse note, sans la plus petite faute de goût, et son regard erra sur le lac et les tours de la ZUP. En réalité… Il se passa deux doigts sur la tempe droite et dit avec difficulté :

— Peut-être pour rien, en réalité. Ils ont joué le rôle de l’autobus, ou de la route glissante, ou celui de la maladie, le rôle qu’un autobus ou une route glissante joue pour d’autres…

— Ou le rôle que la maladie joue pour d’autres, dit Mounier. C’est cela ?

Schneider fit oui de la tête. Ses doigts cherchèrent et trouvèrent le paquet de Camel, et il en alluma une d’une main, comme d’habitude, et son geste avait quelque chose de dérisoire et de pathétique à la fois. Doc’ Sutherland avait parlé, et en un sens, c’était prévisible. Il leva le front.

— Oui. C’est cela.

— L’issue n’est pas toujours fatale, dit Mounier. (Il se tut, frappé par ce qu’il avait dit. Schneider sourit avec une espèce d’indulgence narquoise. Derrière la fumée de la cigarette, son visage était d’un gris étale et de fines gouttelettes de sueur lui perlaient à la lèvre supérieure.)